As the Sky Fall / PV Midona

— An 1000, Lune 8, Jour 16

Voilà six jours qu’elle s’était entrainée avec son instructeur et elle ressentait encore, à certains moments, les courbatures qui subsistaient dans quelques muscles. Le vieil Hesediel n’y avait pas été de main morte et l’avait poussée dans ses retranchements, la forçant à faire appel à sa magie et à se concentrer par tous les moyens possibles. Elle en avait payé les frais, son corps surtout, car elle en ressentait encore les vestiges presque une semaine après. D’autres diraient qu’elle n’avait pas fait grand-chose pendant son errance en Hyrule et que c’était la raison pour laquelle cet entrainement avait été si douloureux. Mais Midona n’était pas d’accord avec cela. Elle avait tant marchée et chevauchée que son derrière et ses pieds s’étaient endurcis, elle en était certaine. La Reine avait d’ailleurs perdu du poids depuis son coma huit lunes plus tôt, qu’elle n’avait pas récupérée par la suite. Loin d’être squelettique, elle sentait que son corps manquait encore de forme et les difficultés rencontrées en face de l’Hesediel n’avait fait que lui confirmer cela.

La journée était entamée lorsqu’elle s’extirpa des longs couloirs du château d’Itzal. La douce lumière du soleil de Metzli perçait difficilement les nuages de la ville Crépusculaire mais elle devinait bien qu’il était un peu avant la mi-journée. Elle laissa son regard divaguer sur les nuages un instant, la rousse s’était habituée au grand soleil des plaines d’Hyrule et elle se surprenait parfois à chercher la chaleur des rayons sur sa peau pâle. Le ciel se teintait d’un orange foncé, annonçant une journée calme sans intempérie. Du moins, elle l’espérait.

Des pas se firent entendre près d’elle, se rapprochant jusqu’à s’arrêter à côté d’elle. La rousse déposa son regard sur l’homme en cape pourpre qui se tenait là.

« — Un homme s’est approché des ruines, Votre Majestée. » Entendit-elle le garde lui dire après qu’elle l’eut invitée à parler.

« — Qui ? » Répondit-elle, curieuse de savoir qui avait eu le culot de s’approcher du château alors qu’elle avait formellement interdit à quiconque de mettre les pieds près de la salle du Trone effondrée.

Le garde s’avança, lui chuchota le nom de l’intrus à l’oreille, et Midona laissa échapper un soupir. Elle intima au garde de repartir d’où il venait, et entreprit de rejoindre l’homme qui se plaisait à provoquer ses ordres. Elle aurait dû se douter qu’il se montrerait après que le château eut subi une telle destruction, mais elle avait surtout été très étonnée de ne pas le voir à son retour d’errance. À vrai dire, elle en aurait presque été blessée bien qu’elle ne puisse ni se l’avouer, ni demander quoi que ce soit de l’aîné des Hesediel.

Il attendait patiemment non loin des ruines lorsqu’elle le trouva, le regard au loin il ne semblait pas vraiment regarder les lieux. Ou peut-être cherchait-il un moyen de s’infiltrer sans être vue ? C’était peine perdue, il y avait des gardes un peu partout, Midona s’en était assurée elle-même. Il y en avait d’ailleurs un non loin d’elle, qui la scrutait intensément comme s’il s’attendait à ce qu’elle se fasse attaquer d’un moment à l’autre. La Reine s’en désintéressa pour le moment, et fit les quelques pas qui la tenaient éloignée de l’intrus.

« — Es-tu venue t’enquérir du bien-être de ta Reine ou de tes livres, Sebastian ? » Dit-elle lorsqu’elle s’arrêta près de lui, ses mains jointes sur son ventre.

De nombreuses lunes, voire des années, les avaient tenus éloignés. Autrefois très proche, Midona l’avait mis de côté lorsqu’elle avait commencé à ressentir des sentiments pour le fils de son instructeur. Il avait été alors hors de question qu’elle ne s’attache à qui que ce soit. Cela aurait été une marque de faiblesse et l’aurait dévié du but de sa vie, celle de gagner les épreuves et d’être nommée Reine Crépusculaire de Metzli. Son objectif atteint, leur relation n’avait pas plus évoluée et Midona était incapable de faire de nouveau un geste dans sa direction, tétanisée à l’idée d’être rejetée. Mieux valait l’ignorance que le rejet.

Ils s’étaient naturellement éloignés et, l’absence de réaction de Sebastian l’avait confortée dans son choix de le mettre à l’écart. Elle ne l’avait jamais vu montrer d’émotion, que ce soit de l’attachement ou de la déception, envers elle. Il ne lui avait absolument rien dit et la rousse n’en avait pas fait davantage. Chacun avait prétendu que rien n’était arrivé. Elle avait alors eu beaucoup à faire et cela l’avait bien aidée à ne pas songer à cette histoire.

« — J’ai interdit à quiconque de s’approcher du château, qui-conque, surement tu dois le savoir. » Elle le dévisagea assez durement. « À moins que tu n’aies pas vu les gardes en arrivant ? Ou fais semblant de ne pas les voir. » La jeune femme était un peu piquante, il fallait croire qu’elle lui en voulait un peu plus qu’elle ne voulait bien se l’avouer.

Cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés seuls, tous les deux. Ou presque, car sa garde pourpre n’était jamais bien loin.

Une chose était certaine, il n’avait guère changé. Il était le même homme un peu mystérieux, un peu dédaigneux, qu’elle avait jadis connu. Qu’elle avait adoré. Et qu’elle avait désiré, un bref instant. Les années étaient passées mais l’homme qui se tenait face aux ruines de son château était sensiblement le même. Il avait conservé le don de l’agacer bien qu’elle ne sache pas vraiment mettre des mots sur la raison de son agacement. À bien y penser, il avait toujours eu ce don sur la jeune femme, mais le passé exacerbait cette exaspération et cette lassitude. Il fallait toujours savoir lire entre les lignes avec lui, et deviner les sous-entendus, ce que Midona avait souvent du mal à faire. Elle passait à côté des petites lignes, interprétant seule les choses de manière erronée, ce qui avait conduit à une absence de communication pendant quelques temps.

Elle crut comprendre qu’il voulait aller investiguer lui-même les décombres d’Itzal et fouiller afin de mettre la main sur d’antiques vestiges. Ou du moins, c’était la seule réponse logique à son déplacement jusqu’ici, comme par hasard à la suite de la destruction d’Itzal. Était-il au courant du caveau qu’ils avaient trouvé sous les débris du trône ? Elle n’en n’était pas certaine et elle avait explicitement demandé à ceux au courant de ne pas ébruiter l’affaire. Cependant, Sebastian n’était pas stupide. Un château ne s’écroulait pas de la sorte sous l’effet d’un simple tremblement de terre. Quelque chose s’était passée. La magie avait indubitablement jouée un rôle fondamental dans la destruction partielle d’Itzal. Il n’y avait qu’à aligner les faits et à réfléchir un minimum pour obtenir cette conclusion.
Qu’importe, Midona était bien décidée à découvrir cela d’elle-même et à ne pas demander de l’aide à un homme qu’elle n’avait pas revu depuis trop longtemps, et qui ne lui avait pas montré qu’elle pouvait réellement avoir confiance en lui. Tant de choses avait changé en Metzli, et les masques étaient tombés. Pas tous. C’était bien ça le plus effrayant.

« — Ce dont j’ai toujours rêvé ? » Elle rit. « Tout ce chemin, tout ce temps, et tu apparais pour me poser une question existentielle. » Midona haussa les épaules. « Non. Mais cette réponse, tu peux la deviner. La Couronne des Ombres est détruite. Le château d’Itzal est partiellement détruit. Une bonne partie du peuple de Metzli s’interroge au sujet de ma légitimité sur le Trône. Certains pensent comme Xanto, que je suis… Comment a-t-il dit ? Ah oui, Inadéquate. Je crois me souvenir qu’il m’a également qualifiée de faible. » Les mots raisonnaient encore en elle, douloureusement ils vibraient.

Elle lui adressa un regard dur, le dévisagea sans vergogne comme si elle cherchait à sonder son esprit afin d’avoir finalement les réponses qu’il tardait à lui donner. Est-ce qu’elle pouvait lui faire confiance ? Est-ce qu’il était digne d’être proche d’elle ? Est-ce qu’ils pourraient se rapprocher comme jadis ? Les questions, sans preuve du contraire, restaient négatives. Il y avait trop à jouer. Elle avait trop perdu. Il était impensable pour elle de se comporter comme si rien ne s’était passé. Midona n’était même plus certaine de faire confiance à ses proches. Il n’y avait que sa famille en qui elle portait toujours une grande confiance, parce qu’ils ne pouvaient pas être déloyaux envers elle. À moins qu’elle ne les ait déçues pour de bon.

Tant de choses avait changé. Oui, beaucoup trop.

« — Le penses-tu aussi ? Que je suis inadéquate ? Que je ne mérite pas cette place de Reine ? » Et comment était-elle censée deviner ses pensées ? « Quelle question stupide ! » S’emporta-t-elle brusquement.

Repenser à son retour et aux évènements qui l’avaient fortement ébranlé provoquaient toujours une féroce rage chez la régente. Elle revoyait son ancien conseiller la défier frontalement, lui cracher à quel point il la haïssait. À nouveau, elle sentait son cœur se briser sous la brusque trahison d’un homme qu’elle avait également beaucoup aimé par le passé. Était-elle destinée à se faire trahir par toutes les personnes qui comptaient pour elle ? En qui pouvait-elle réellement avoir confiance finalement ? N’importe qui pourrait se servir d’elle pour aider Xanto à lui voler sa place. Elle n’était plus sûre de rien. La paranoïa s’insinuait dans ses veines et il était difficile de se débarrasser de ce sentiment qu’elle avait pourtant réussi à travailler lors de son errance en Hyrule

Est-ce qu’elle pourrait un jour s’en remettre ?

La rousse le fusilla du regard avant de reporter son attention sur les ruines du château. Là, elle scruta les décombres pendant un moment de silence. Puis un soupir s’extirpa de ses lèvres rosées et ses prunelles ne virent plus réellement le décor.

« — C’est de notoriété publique désormais, que j’ai passé huit lunes en Hyrule pour essayer de raviver la pierre d’une couronne, désormais détruite. J’ai sacrifié… Tant de choses pour parvenir à mon objectif. Je n’ai jamais cessé de penser à Metzli. » Elle coula un regard dans sa direction, s’attendant à son jugement. Il ne tardait jamais à venir.

Il était agaçant. Elle s’en souvenait finalement tandis que son regard tombait sur son sourire, doucement moqueur. C’était cette désinvolture, ce sarcasme, qui avaient conduit à son éloignement. Peut-être que s’il s’était conduit différemment, que l’Hesediel se serait montré plus touché par sa distance, alors peut-être que les choses se seraient passés autrement. L’histoire était faite, il n’y avait jamais eu de franc rapprochement. Juste un baiser. Qu’elle n’oubliait pas. Sebastian devait l’avoir oublié depuis bien longtemps. C’était ainsi. Elle s’était fait une raison, au fond, que cela ne pouvait pas être. Et puis, une reine ne pouvait pas avoir des conquêtes. Elle ne pouvait pas se laisser aller au sentiment amoureux, ni au désir charnel.

Elle fit brusquement volte-face devant les provocations et les mots acerbes du Twili énoncés sur le ton de l’interrogation. La rousse lui fit face, le braquant de son regard de glace comme si elle s’apprêtait à lui faire ravaler sa langue. Elle maintenait, pourtant, une petite distance entre deux, comme un garde-fou.

« — Non. Je suis la Reine Crépusculaire. J’entends bien faire entendre que je le reste, même alors que ma couronne est en miette. » D’anciens mots vibraient en elle. Des phrases prononcées par des personnes qu’elle ne connaissait pas ou peu, la rassurant sur sa place de Reine malgré la perte de la pierre magique. Si elle voulait croire en tout ceci, le pouvait-elle vraiment ? Et cela changeait-il réellement quelque chose qu’elle se désigne Reine si son peuple ne la voyait pas ainsi ? Qui était-elle au fond ? Elle ne percevait que la jeune femme qu’elle était : Midona, la Sans-Couronne.

La rousse ne cessait de le fusiller du regard. C’était facile pour lui de penser qu’elle manquait de confiance en elle. Comment se sentirait-il s’il avait perdu tant de soutien en si peu de temps ? Si les personnes en qui il avait confiance lui tournaient le dos du jour en lendemain, lui crachaient à la figure comme s’ils n’avaient rien partagés ? Il ne pouvait pas s’imaginer cette douleur qui l’alourdissait chaque jour davantage, comme un poids qui n’en finissait pas de tomber dans sa poitrine.

« — Qu’importe, Roi ou Reine. Ce qu’il faut est une figure de pouvoir légitime. J’ai obtenu la couronne par les épreuves. Je suis légitime sur le trône. Xanto n’est qu’un serpent qui n’a pas supporté que je lui passe devant. » Elle gronda. « Je ne pensais pas que ma légitimité puisse être contestée à ce point et que son venin puisse avoir fait tant de dégâts. » Elle était en colère, et agacé, de devoir à nouveau ruminer tout cela.

Elle fut surprise quand il lui renvoya ses doutes, comme si elle avait la réponse à ces derniers. La jeune femme le regarda, dubitatif, puis passa une main dans ses cheveux comme s’ils avaient besoin d’être remis en place, histoire de s’occuper les doigts un instant.

« — Es-tu en train de suggérer que je prenne un époux ? » Oui, il l’était. L’idée la crispa. « Il n’est pas question de cela. » Elle n’était pas prête. Et puis, qui ? Il était hors de question qu’elle prenne n’importe qui pour partager son trône. Et d’ailleurs, elle ne souhaitait absolument pas partager son pouvoir avec un homme, et risquer de le perdre par de sombres manœuvres politiques. Était-il en train de suggérer l’héritier Odair alors qu’il était désormais ennemi de la couronne ? À moins qu’il ne soit en train de lui faire du pied ?

Elle roula des yeux.

« — Tu n’as jamais cherché à rester, non plus. Les choses étaient différentes. La couronne était plus importante. Elle l’a toujours été. » Elle marqua une pause. « Elle l’est toujours. » Elle se redressa un peu. « Je ne pense pas souvent à moi dans ce schéma. Je suis Reine avant d’être moi. C’est la raison pour laquelle la disparation de la couronne est un coup si douloureux… Quant à demander à mes gardes de te chasser, je n’ai pas besoin d’eux pour le faire. »

Elle avait, bien évidemment, des choses à cacher. Elle ne voulait pas qu’il sache les quelques informations qu’on lui avait donné sur ce qui se cachait sous la salle du Trône. Midona n’avait pas confiance en lui. Elle n’avait, actuellement, confiance en personne d’autre que sa famille. Une petite voix malsaine lui susurrait de se méfier, car sa réapparition pouvait également coïncider avec la disparition de Xanto. La rousse ne pouvait pas savoir si les deux étaient de mèches. Et si son proche conseiller avait pu lui planter un couteau si profondément dans le dos, alors elle pouvait aisément imaginer que son ami d’enfance ci-présent puisse également le faire.

« — Je vais y descendre » Dit-elle finalement en montrant d’un coup d’œil les pierres effondrées. Elle croisa les bras. « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a là-dessous. Je sais que tu es là pour ça également, mais je ne peux pas te laisser descendre en premier. » Elle avala sa salive. « J’ai besoin de personne en qui avoir confiance. Je ne sais pas si tu fais partie de ces personnes, Sebastian. » La subtilité, ce n’était pas son genre.

Il était accablé par ces mots. Il avait beau sourire et faire comme si cela ne le touchait pas. Elle le voyait bien. Et cela ne lui procurait aucun plaisir. Bien que la rousse en ait voulu à l’Hesediel de ne jamais montrer réellement ses sentiments envers elle, jamais elle n’avait désiré le blesser. Pour autant, il semblait évident qu’il l’avait été, blessé, et plus d’une fois, par son comportement et ses propres maladresses et incertitudes.

« — Sebastian… » Elle ne savait pas trop comment dire les choses. Elle était toujours tellement maladroite, alourdie par le devoir et la bienséance. « Je… » Elle chercha un moyen de dire les choses mais tout lui sembla si difficile. « Je n’ai pas une mauvaise opinion de toi. Je… Je ne sais plus ! » Elle se mit dos à lui, conservant ses bras croisés. « Penses-tu que cela est simple pour moi ? J’ai été humiliée devant toute la cour par Xanto Odair qui était un ami proche, une personne sur qui je pensais pouvoir compter les yeux fermés. Par-dessus tout, j’ai perdu toute confiance en mes proches par cette trahison. » Elle inspira difficilement, mêlée de chagrin et de colère. « Tu arrives de nulle part, alors que nous n’avons pas parlé depuis quoi… Des années ? Et tu voudrais que je t’accueille les bras ouverts ? » Elle se tourna, fit la grimace. « Qui me dit que tu n’es pas le prochain à me planter un poignard dans le dos ? » Inspira profondément. « Je ne sais pas si je pourrais me relever d’une énième trahison. »

Jamais elle n’aurait imaginé le rejeter à cause de son rang. Cela n’avait jamais été la raison de son éloignement. Il aurait bien pu être un homme d’une grande famille de Metzli, la réponse aurait été bien identique. Elle tenait les Hesediel en haute estime. Les sentiments qu’elle avait porté pour l’aîné de la famille ne l’avaient jamais tellement quitté. Elle les avait simplement balayés de côté, en espérant les oublier. Et elle continuait à conserver un grand respect pour le patriarche de la famille. Ce dernier avait d’ailleurs été particulièrement dur avec elle quelques jours auparavant. Était-il au courant qu’elle revoyait son père et instructeur pour se remettre d’aplomb ? Son père devait bien lui l’avoir dit.

« — La famille Hesediel ne craint rien. » Dit-elle d’une voix plus douce. « Lord ton père est un homme sur lequel je peux compter. J’ai beaucoup d’affection pour lui. » Parfois, il était plus un père pour elle que ne l’était le vrai. « C’est un homme loyal et juste, il m’a prouvé encore récemment que je pouvais compter sur lui. Même si ses méthodes sont parfois un peu… dures. » Elle appuya ses mots d’une légère grimace alors qu’elle se souvenait de la douloureuse emprise de ses jambes dans les ombres du vieil instructeur. « Jamais je ne les mettrais en danger, sans preuve, tu dois bien le savoir ? »  

Elle souffla.

« — Un nouvel échec ? Tu as une trop grande opinion de toi-même pour t’imaginer qu’une expédition sans toi soit vouée à l’échec ! » Elle secoua la tête. « Les choses sont faites pour l’instant. Je ne reviendrai pas dessus. »

Le silence s’installa, comme souvent avec cet homme qui parlait peu. Alors que son regard tombait de nouveau sur le visage pâle de Sebastian, elle s'interrogea une nouvelle fois sur la raison de leur éloignement. Pourquoi devaient-ils être si loin l’un de l’autre ? Elle expira, embarrassée, quand elle entendit également le son des sabots sur la pierre. Elle tourna son visage en direction du bruit. Cela fit germer une idée dans la tête de la jeune femme. Une idée stupide, puérile. Mais peut-être en avaient-ils besoin, tous les deux. Au moins comme un memento de l’ancien temps et de leurs sentiments.

« — Que dirais-tu d’une course ? Je crois me souvenir que tu as une vengeance à prendre. » Elle haussa les épaules de façon désinvolte. « À moins que tu ne craignes de mordre la poussière une nouvelle fois. » Elle lui adressa un regard malicieux. « Mauvais perdant. »

Il était tout de même agaçant à lui répondre toujours avec de phrases courtes qui ne disaient que peu de choses sur ses sentiments. Devait-elle toujours deviner ses pensées et parler pour deux ? Était-elle obligée de rester pendue à ses lèvres dans l’espoir d’entendre quelque chose qui lui ferait plaisir ? Des excuses, des remords ? Rien de tout ça ne s’extirpait jamais des lèvres pincées du ténébreux. S’il avait toujours été avare en paroles, il semblait s’être empiré avec le temps. Était-ce avec l’âge ? Ou était-il si différent de quand ils étaient adolescents ? Peut-être se comportait-il ainsi seulement avec elle, Midona la Reine, et non plus Midona la jeune héritière. Elle n’en savait rien. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas échangé plus que des salutations à l’Hesediel. Si longtemps qu’elle ne savait plus tout à fait comment se comporter en sa présence. Embarrassée par leur rapprochement, elle ne savait plus de quelle manière s’adresser à lui, quoi lui dire, car le poids de son regard lui avait toujours été si culpabilisant. Cela avait tout gâché. Se serait-elle éloignée de lui de la même manière sans ce baiser ?

Bien sûr, rien n’était jamais simple dans la vie. Il n’avait pas besoin de lui dire cela, elle l’avait appris avec amertume, lorsqu’elle avait été transpercée par le trident de Ganondorf et qu’elle s’était réveillée, diminuée, plusieurs jours plus tard. La leçon avait également été retenue lorsqu’elle avait affronté le désir de mort de la part de son ancien conseiller. Rien n’était simple, non, mais fallait-il que tout soit aussi difficile ? La vie de souveraine devait-elle se résumer à une existence aussi esseulée ? Pourquoi ses amis devaient-il devenir des ennemis ? Tout avait semblé si beau, si simple, dans le Royaume de Lumière, mais leur histoire était bien différente de celle de Metzli. Elle ne pouvait cependant pas s’imaginer qu’Hyrule puisse être entièrement peuplée d’individus sains et généreux. La noirceur existait partout, même s’ils avaient essayé de l’écarter de chez eux des siècles auparavant.

Rien n’était jamais simple. Elle pourrait très bien répondre cela à Xanto lorsqu’elle le retrouvera, avant de le condamner à mort devant ses sujets, pour haute trahison. Oh, la vie n’avait jamais été particulièrement aisée pour la jeune femme, que ce soit pendant sa jeunesse, ou bien maintenant. Elle avait fait le deuil de cette vie simple en acceptant l’incommensurable poids de la Couronne des Ombres sur sa tête. Mais elle espérait parfois, que la vie soit plus douce avec elle et que les choses se déroulent selon son plan.

Midona se réjouit de l’étonnement qui se lisait sur le visage de Sebastian. Au-delà du soulagement de contempler des émotions sur ce dernier, il lui attesta qu’il était encore capable d’en avoir. Elle fut également bienheureuse de l’entendre se défendre en se renfrognant un peu, comme s’il allait se mettre à bouder. L’expression qu’arborait son visage lui rappelait tant de bons souvenirs. Il avait perdu pied, sous le poids de l’étonnement, tandis qu’elle jubilait de son petit effet. La rousse dissimula son sourire amusé lorsqu’elle fit volte-face pour se rendre tout droit jusqu’à l’écurie, n’attendant pas qu’il se défende ou se défausse devant sa proposition. Il y avait des chances qu’il l’évite à tout jamais s’il tournait les talons tout de suite.

Un garçon d’écurie accueillit la Reine, visiblement surpris de la voir arriver sans qu’elle n’ait été annoncée par un garde ou un servant. Le jeune homme, embarrassé, proposa rapidement à Midona de seller son cheval, offre qu’elle accepta. Elle s’approcha de la bête, une belle jument de la couleur de la nuit, un peu démusclée par l’absence de sortie lors des derniers mois. La rousse posa une main sur le chanfrein de l’animal qui la renifla avec curiosité. Elle en vint à se dire qu’elle avait probablement un désavantage avec un cheval qui n’avait certainement pas été monté ces dernières lunes. Personne ne montait le cheval de la Reine sans son accord.

Elle observa d’un œil Sebastian qui saluait sa jument en lui présentant le dos de sa main. Elle flatta doucement son encolure sous ses longs crins bien démêlés, enchantée de retrouver l’animal. Une fois que l’équidé fut harnaché, elle grimpa dessus. Là aussi, Midona n’était pas vraiment en habits pour se lancer dans une folle course poursuite. Mais qu’importe, trop tard pour se défausser ou pour aller se parer d’atours de circonstance.

Juchée sur la grande jument d’ébène, elle adressa un regard au garde pourpre qui les avait suivis et qui attendait désormais les prochains ordres. D’un mouvement de bras, elle lui intima de garder le château en son absence et de ne pas la suivre. Non pas qu’elle avait entièrement confiance en le fils de son instructeur, disons qu’elle se voyait assez facilement se défendre face à lui le cas échéant. Mais elle doutait d’avoir besoin de recourir à sa magie, voulant se persuader qu’une seule haute trahison par mois devrait être suffisante dans son lot de déceptions.

Le grand arbre tordu serait la ligne d’arrivée de cette course improvisée. Alors qu’elle évaluait la distance, elle sentit sa jument s’arrondir sous elle en anticipation d’une chevauchée à bride abattue, renâclant d’excitation. Elle espérait simplement que la bête ne la ridiculiserait pas en l’envoyant mordre la poussière avant la ligne d’arrivée. Ce n’était pas comme si elle avait eu le temps de monter à cheval depuis son retour à Metzli, enchainée à ses obligations et à tous les devoirs qu’elle se devait d’assumer à nouveau. Malgré tout cela, elle pouvait bien parvenir à le dominer comme jadis.

Le bénéfice du doute, il l’avait déjà. Même si Midona restait incertaine quant aux desseins de Sebastian, elle ne pouvait décemment pas l’accuser aussi rapidement, sans savoir ses réelles intentions. La rousse avait parfois l’impression d’être encore une étrangère dans son propre pays, tant elle se méfiait de tout le monde en toutes circonstances. Elle n’eut pas le loisir de lui répondre que son destrier s’élançait, avec toute la force qu’ont les chevaux frisons, au coup d’envoi. Qu’allait-elle lui accorder si elle gagnait ? Quel prétentieux celui-là ! Toujours à se figurer qu’il allait gagner !

Sa jument se souvenait du coup d’envoi et, encouragée par la pression des mollets de la jeune femme dans ses flancs, s’élança avec force en avant. Un peu prise au dépourvu par l’énergie dont fit preuve l’animal, Midona se rattrapa et se pencha en avant pour éviter de tomber à la renverse. Les deux grands chevaux noirs s’élancèrent flanc contre flanc désireux, tout autant que leurs cavaliers, se passer devant. La jument était fougueuse, joyeuse et leva plusieurs fois son dos, provoquant des petits cris de surprise chez la rousse qui se cramponnait pour ne pas tomber en arrière. Fort heureusement pour elle, son cheval était plus occupé à essayer de devancer le cheval de Sebastian, que de la mettre à terre. Elle essaya même de pincer l’encolure de l’autre cheval, toutes oreilles baissées. Elle n’avait jamais eu très bon caractère avec les autres chevaux.

L’arbre tordu se rapprochait vite et Midona restait cramponnée sur le dos de la jument qui commençait à se fatiguer, renâclant férocement sous le soudain effort qu’elle lui demandait de réaliser. La rousse adressa un regard à son adversaire, un sourire enfantin aux lèvres.

« — Allez, allez ! » Encouragea-t-elle à son cheval en se penchant encore davantage, le visage fouetté par ses crins.

Elle pourrait le laisser gagner afin qu’ils soient de nouveau égaux sur cette vieille vengeance. Mais dans ce cas, auraient-ils encore une raison de chevaucher de cette manière, cheveux au vent, comme si le passé était de nouveau là et que le futur n’avait pas d’importance ?

Et puis, elle aimait bien gagner.

Son cheval dépassa finalement celui de l’Hesediel et elle sentit le vent sur ses joues avec bonheur tandis que la ligne d’arrivée se rapprochait. Alors qu’elle le dépassait, elle eut l’impression qu’il essaya de la retenir. Sa main frôla sa cuisse, ses doigts tentèrent de l’attraper, de la ramener vers lui dans un geste rapide et familier, ce qu’elle ne reconnut pas de sa part. Elle ne se questionna pas davantage, sur le moment, rendue fiévreuse par la course. Quand s’était-elle sentie aussi légère la dernière fois ?

Et puis elle entendit son cri, et ne comprit pas la raison de ce soudain hurlement. Elle crut d’abord que cela faisait partie du jeu mais elle se rendit rapidement compte de l’urgence dans la voix du jeune homme. L’urgence et la terreur. Elle eut le réflexe de jeter un œil derrière elle dans une tentative de comprendre ce qu’il arrivait, de le questionner, mais elle continuait à avancer bon train tandis qu’il avait commencé à freiner. Toujours lancée au grand galop, les crins de son cheval fouettant sans relâche son visage, elle discerna le visage effaré de son concurrent et comprit que quelque chose n’était pas normal.

Il était trop tard lorsqu’elle aperçut le précipice. Elle était pratiquement dessus quand le sol s’ouvrit sous les sabots de son cheval et qu’elle sentit le vide l’appeler. Le tremblement de terre avait provoqué une terrible faille dans la terre, invisible d’où ils se tenaient quelques temps auparavant. Il y avait quelques mètres de dénivelés. Une chute mortelle, certainement, si elle tombait tout droit pour rencontrer les pierres et la terre dans le fond du trou. Une mort rapide mais bien peu honorifique. Un simple accident. Il n’aurait jamais pu faire exprès de la conduire dans un tel traquenard.

Son cheval eut le réflexe de se redresser brusquement, se levant sur ses postérieurs pour s’arrêter en urgence mais il glissa un peu, entrainé par sa propre vitesse. Midona attrapa son encolure avec force pour essayer de se retenir de sombrer dans le vide. L’animal opéra un violent demi-tour, se sauvant d’un saut mortel, envoyant valser sa cavalière dans cet acte de survie. Il parvint à se retenir de tomber en s’élançant dans le sens inverse mais Midona ne parvint pas à se retenir à sa jument. Surprise par la brutalité de l’arrêt et par l’appel du précipice, elle fut propulsée par l’encolure de la jument, essaya de s’y accrocher en y plantant ses ongles. Elle sentit l’un de ses poignets rester coincé dans les rênes un instant avant qu’elle ne chute totalement en avant, directement en direction du trou.

Sa vision devint floue tandis qu’elle sombrait. Elle se cogna contre la falaise, sa respiration fut coupée un instant sous l’impact, et fut renversée en arrière, dans le trou. Est-ce qu’elle allait mourir ici après tout ce qu’elle avait vécu ? Quelle humiliation !

Midona lâcha un cri vengeur et ramena ses bras vers elle, croisés en signe de protection. Sa vie n’eut pas le temps de défiler devant ses yeux, et puis il n’y avait pas tant de choses à voir. Son instinct de survie fut plus fort que l’effroi devant une mort imminente. Hors de question de se laisser mourir. Elle ferma les paupières et fit apparaitre de grandes sphères protectrices toute autour de son corps. Impossible de savoir à quel point elles amortiraient sa chute mais ce serait toujours mieux que de tomber face la première dans le fond du trou. Sans sa magie, elle risquait de se tuer sur le coup, ou de se briser les deux jambes si elle ne tombait pas trop mal. Avec un peu de chance, ses sphères la protègeraient correctement et elle ne ressortirait de son plongeon qu’avec des ecchymoses.

Elle serra les dents pour concentrer davantage sa magie, jusqu’à ce qu’elle atteigne ses limites et qu’elle sente un liquide chaud lui couler du nez. L’obscurité l’enveloppa et l’odeur de la terre mêlée au fer, lui emplit les narines. Les sphères recouvraient l’intégralité de son corps désormais. Elle n’avait jamais fait autant appel à cette magie de cette manière et elle se sentit perdre conscience devant un tel effort.

Puis ce fut le choc.

Midona papillonna des paupières, essaya de les rouvrir, tandis que sa magie disparaissait peu à peu autour d’elle, découvrant un corps recroquevillé. La rousse grimaça et se redressa difficilement sur ses fesses. Tous ses muscles, toutes ses articulations, lui faisaient un mal de chien. Elle se mit en tailleur et prit sa tête dans ses mains, le sang battait férocement dans ses tempes en puissantes pulsations. Elle en avait trop fait. Et elle avait été secouée. D’un revers de main, elle essuya le gros du sang qui avait commencé à sécher de son nez, sur ses lèvres et son menton.

« — Sebastian ? » Appela-t-elle faiblement. Midona avait cru l'entendre mais sa voix avait été étouffée. Elle plissa les yeux, essayant de le chercher du regard en tâtonnant de ses mains autour d’elle. A la recherche des siennes, de quelque chose pour la rassurer.

Est-ce qu’il l’avait laissé pour morte ?

Il régnait une certaine obscurité au fond de ce trou mais elle eut besoin de quelques temps avant que ses prunelles ne s’habituent à la luminosité. Elle cherchait à tâtons, du bout des doigts, quelque chose à quoi se raccrocher, assise sur la terre. Un sentiment de panique l’envahit doucement à mesure qu’elle prenait conscience qu’elle était probablement coincée ici, seule, et qu’elle n’avait aucun moyen de remonter du précipice par ses propres moyens. Sa magie était inutile. Elle l’avait déjà bien aidée pour se sauver de la mort qui lui avait ouvert les bras. Mais maintenant ? Si personne ne venait l’aider, si la voix de Sebastian n’avait été qu’un mirage, que deviendrait-elle ?

Engouffrée dans la panique, elle ne le vit pas s’approcher d’elle dans son dos et eut un petit sursaut lorsque ses mains rejoignirent les siennes. Un puissant sentiment de soulagement l’étreignit lorsqu’elle tourna la tête et croisa ses deux pupilles sombres qui la dévisageaient d’une expression qu’elle ne connaissait guère. De la peur ? Est-ce qu’il avait eu peur pour elle ? Ses doigts se serrèrent autour de ses mains par réflexe, l’agrippant même un peu fermement pour s’assurer qu’il ne partirait pas tout de suite. Se rassurant qu’elle n’était pas seule. Il ne l’avait pas laissée là, comme morte. Il n’avait pas voulu se débarrasser d’elle. Il ne la laisserait pas au fond de ce gouffre. Elle serra ses mains pour être certaine que son soutien ne soit pas temporaire. La chaleur de sa peau contre la sienne et la fermeté de ses mains sur les siennes l’aidèrent à s’ancrer dans le moment présent et à faire retomber la pression qui avait commencé à grimper dans ses veines. La panique redescendait et sa respiration s’apaisait. Elle était bien vivante, n’est-ce pas ?

Midona ne pleurait pas. Mais l’émotion qui la traversait était difficile à cacher sous son masque habituel. Le soutien que lui offrait Sebastian était bien plus que l’étreinte de ses mains dans les siennes, il était là pour l’aider, pour la sauver presque. Elle le dévisagea, un peu sidérée, lorsqu’il l’examina. Sans rien dire, la rousse le laissa faire, finissant d’essuyer son nez dont le liquide vermeil ne semblait pas décider à cesser de s’écouler. Elle avait le goût du sang dans la bouche et grimaça un peu lorsqu’elle avala sa salive ensanglantée. Ce n’était que désagréable, mais elle n’appréciait pas non plus se montrer de la sorte face à un homme, face à cet homme. La jeune femme ne désirait pas être prise en pitié. Elle ne pouvait pas se montrer vulnérable. Et pourtant, elle l’était. Sa magie avait vidé ses batteries et l’état dans lequel elle se présentait n’avait rien de celui d’une Reine.

Chacun gardait le silence, se jaugeant d’une toute nouvelle manière. Il avait les sourcils froncés et un air soucieux sur le visage, qu’elle ne connaissait pas chez lui. La rousse aurait presque pu en rire tant cela était curieux venant d’un homme tel que lui. Mais elle n’avait pas tellement envie de rire tant elle était crispée. Elle ne le lâchait pas du regard non plus, ses prunelles trahissant sa surprise et son désarroi, mêlés au soulagement. Alors qu’elle restait silencieuse et immobile, elle prenait peu à peu conscience qu’il était bien là, que les mains auxquelles Midona s’agrippait, étaient bien les siennes. Ses actions, son regard et son visage, lui montraient à quel point il avait été aussi choqué qu’elle par sa chute. Jamais elle n’avait observé autant d’émotions sur ce visage d’habitude si froid et impassible. Il la tenait fermement. Ce ne pouvait pas être un rêve.

Elle échappa un léger gémissement lorsqu’il la hissa contre lui et qu’elle sentit ses muscles se tendre douloureusement. Le silence les accompagna encore un peu car Midona se retrouvait bien incapable de rétorquer quoi que ce soit à son sauveur qui la tenait désormais encore plus près de lui. Elle aurait bien protesté. Elle lui aurait bien rappelé qu’elle était la Reine et qu’il n’avait pas à la toucher de cette manière. Elle aurait pu lui dire qu’elle était assez forte pour se tenir toute seule et qu’elle n’avait pas besoin d’une béquille. Elle aurait aussi pu lui rappeler qu’il n’avait pas été là par le passé et qu’elle ne voulait plus de lui aujourd’hui. Mais tout ceci n’aurait été que des mensonges. Elle avait besoin d’un soutien. Elle avait besoin de lui. Et qu’est-ce qu’elle détestait ressentir cela.

Les mots lui manquaient. Elle se trouvait incroyablement stupide d’avoir été prise ainsi dans un tel accident. Elle aurait dû être plus précautionneuse. Et elle aurait dû mieux tenir sur son cheval. Au moins, celui-ci ne s’était pas brisé le cou. Quant à Sebastian, elle était soulagée qu’il n’ait pas été à sa place. Il était bien trop prudent pour qu’une telle situation lui arrive. Alors qu’elle… Si elle avait appris à être plus prudente, un certain nombre des derniers évènements ne lui seraient pas arrivés ! Et cet accident démontrait bien que tout ceci ne lui avait pas servis de leçon.

« — Tu peux me poser, Sebastian. Tu vas te fatiguer inutilement et… J’ai vécu des choses bien pires. Il faut croire que je suis bien plus solide que j’en ai l’air, n’en déplaise à certains. » Dit-elle d’une voix calme sans pour autant chercher réellement à se sortir de son étreinte. Elle n’exigerait pas non plus qu’il la pose. Si sa tête ne lui faisait pas un mal de chien, elle aurait pu apprécier la situation.

Ses joues s’empourprèrent, tenue de la sorte par cet homme, tout proche de son cœur qu’elle avait l’impression d’entendre battre. À moins que ce ne soit le sien ? Si elle n’était pas morte de la chute, surement la crise cardiaque à venir finirait de la terrasser. Midona, qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis tout ce temps, détourna finalement le regard. Avait-elle seulement ressenti un tel sentiment de sécurité qu’à ce moment précis ?

Midona leva les yeux pour s’intéresser à la falaise et à la sortie du trou qui semblait si hors de sa portée. Ne pouvait-il pas simplement réitérer la même magie ?

« — Comment allons-nous remonter ? J’ai utilisé beaucoup de magie… » Elle soupira. « Il faudrait pouvoir grimper tout en haut. » Elle se mordilla la lèvre. Elle avait bien une dague qu’elle cachait sous ses jupes mais elle n’osait même pas la lui proposer, de peur qu’il ne se blesse en voulant se montrer trop brave. « Peut-être qu’en patientant… Quelqu’un se rendra compte de l’absence de la Reine de Metzli. » Elle haussa les épaules, un peu dubitative. Combien de temps cela prendrait-il ?

Après un silence et un long moment d’hésitation, Midona porta une main à la joue de Sebastian pour caresser les poils drus de ses joues. Un sourire se dessina sur son visage. Était-ce ce sentiment de mort imminente qui l’étreignait toujours ou la douce obscurité qui les enveloppait, qui lui donnait l’impression d’être dans un moment hors du temps ? À moins que ce soit la proximité de l’Hesediel, qui ne s’était pas tenu si près d’elle depuis ce rapprochement, plusieurs années auparavant ? Qu’importe, la Reine avait-elle réellement envie de refaire surface et de briser cet instant de complicité ? Probablement que non. Au moins, au fond de ce gouffre, elle ne risquait pas d’être vue, entendue, espionnée. Ils étaient seuls, entourés que de terre et de pierre.

« — Quitte à mourir au fond d’un précipice, j’aime autant que ce soit avec toi. » Murmura-t-elle avec un mince sourire, évitant soigneusement son regard.

Jadis elle ne s’était pas assez ouverte aux sentiments du jeune homme, s’en était protégée presque aussitôt, avant que cela ne fasse trop mal. Aujourd’hui, peut-être était-ce le contraire. Il s’assit, sans pour autant la lâcher. Midona se laissa porter, confortable dans ses bras. Sa main dériva sur sa joue, caressant du bout des ongles les poils de sa barbe, comme si elle se languissait d’obtenir davantage de contact avec cet homme, comme si tout le désir qu’elle avait inhumé était soulagé de refaire surface. Elle ne devrait pas agir comme ça, mais si elle ne le faisait pas, finirait-elle par le regretter ? Maintenant qu’elle vivait avec d’innombrables regrets, s’alourdir de remords ne lui semblait pas si important. Tant pis s’il la rejetait. Puisque c’était elle qui l’avait rejeté autrefois, peut-être ne serait-ce que le juste retour de bâton. Une simple vengeance pour lui signifier que ces temps-là étaient bel et bien révolus. Qu’elle avait perdu sa chance et qu’elle avait laissé glisser des sentiments jusqu’à ce qu’ils se tarissent.

Ses mots vinrent la cueillir avec surprise. Aurait-elle dû s’en douter ? Elle n’était pas la seule à avoir évoluer. La rousse le dévisageait, ne sachant pas tellement quoi rétorquer ni comment réagir. Il avait raison. Peut-être ne devrait-elle pas agir de cette manière. Peut-être devait-elle rester à sa place, les mains liés, et attendre que toutes les personnes autour d’elle ne s’éloignent et ne se désintéressent d’elle. Mais elle en avait assez d’attendre, assez d’être alourdie par cette toute-puissante bienséance, par ce qu’on attendait d’elle, par ses devoirs absolus. Et même si elle craignait de donner, à nouveau, toute sa confiance à un être cher, et de risquer que ce dernier ne l’utilise pour la gifler violemment. Ce moment était-il arrivé ? Son regard s’arrêta sur ses lèvres, juste un instant, et elle crut qu’il allait l’embrasser lorsqu’il se pencha vers elle. Mais Sebastian ne toucha pas son visage, il se rapprocha de son oreille. Privée momentanément de la vue, seuls les mots la heurtèrent.

Sa voix rauque retentit à nouveau sur les murs du précipice, s’insinuant directement sous sa peau. Le ton funeste de ses paroles lui écorcha un peu le cœur. Voilà pourquoi elle avait été si hésitante, gardant ses émotions enfouis bien profondément dans son âme. Sidérée, un peu assommée, elle chercha son regard avec le sien un instant. Elle s’emmitoufla momentanément du silence qui abritait le tumulte de ses pensées. Et même la douceur infinie de son regard sur son visage ne suffit pas à la retenir. Sa mâchoire se serra, elle se renfrogna et son corps tout entier se tendit sous l’effet de ses paroles. Elle n’avait pas besoin de ça. Elle savait ce que Sebastian avait pensé de la Couronne de Metzli, et il avait toujours été particulièrement tranchant sur ses idées lorsqu’ils en avaient parlé. Il était arrivé que le ton monte entre les deux. La rousse avait été bien plus impulsive dans ses jeunes années et Sebastian n’avait jamais été particulièrement diplomate. Mais là, maintenant ? Alors qu’ils étaient tous les deux bloqués dans le fond d’un trou, à la merci de chacun ?

À la portée de n’importe qui.

Ses paroles furent comme un nouveau poignard qui se logeait avec douceur dans son cœur. Bordée de la sorte par l’homme pour lequel elle avait bien ressenti du désir, elle se retrouva bien incapable de réagir. Si cela était véritablement à la portée de n’importe qui, alors elle devait réellement être un échec pour ne pas y parvenir. Et, même si Midona comprenait à peu près où il voulait en venir, le sujet était bien trop épineux pour qu’elle le prenne à la légère.

« — Il y a beaucoup de choses que je n’aurais pas dû faire. » Furent les premières paroles à s’échapper de ses lèvres tremblantes, fébriles. Sa voix était de nouveau glaçante tandis qu’elle se retranchait derrière ses habituelles barrières, pour se défendre de ce qu’elle vivait comme une agression.

Sa première réaction, quand elle eut la capacité de reprendre pied dans le présent, fut de se relever et de s’échapper des bras de Sebastian. S’échapper de sa présence qui devenait brusquement trop oppressante. Comme autrefois, sa meilleure défense avait toujours été la fuite. Elle ne supportait plus son regard, ses deux billes noires qui semblaient sonder son âme dès qu’elles se posaient sur son visage pâle. L’air lui manquait tant les sentiments qui l’empoignaient, lui comprimaient la poitrine.

« — Que je jure ? » Il devait bien se douter de la réaction que la rousse aurait face à ses paroles. Il touchait à ses convictions et aux constructions sur lesquelles elle avait basé sa vie entière. « Que je jure quoi exactement, Sebastian ? De ne pas te gifler là, tout de suite ? » Un éclair de colère traversa ses iris. Son corps tendu comme une arbalète lui signifiait qu’elle aurait pu mener le geste à la parole. Elle ne pouvait même plus jurer sur ce qu’elle avait de plus précieux puisque son joyau n’était plus et que rien d’autre ne pouvait être aussi important.

De nouveau sur ses jambes, Midona recula et manqua de trébucher en arrière lorsque son pied rencontra une pierre. Elle se retint un peu lourdement au mur du précipice dans lequel ils étaient emprisonnés. Une fois qu’elle sentit le contact presque rassurant de la terre dans son dos, elle porta ses bras à sa poitrine, les croisant fermement contre celle-ci, en position de protection et de défense. S’il n’avait peut-être pas tort au sujet de la possibilité à n’importe qui de ramener un Fragment d’Ombre, la rousse ne voulait pas l’entendre. Elle avait renoncé à trop de choses, pour que ce soit aussi facile pour les autres. Ce n’était pas juste.

« — La Couronne des Ombres, à la portée de n’importe qui… » Ses mots raisonnaient douloureusement dans sa tête. Midona retint son souffle et la colère l’envahit. « Tu es conscient, n’est-ce pas, de tout ce que j’ai sacrifié pour cette couronne, et de tout ce que j’ai perdu ?! Et tu oses me dire que n’importe qui aurait pu réussir à ma place, alors que cette place… Cette place me revient ! Ma jeunesse, je n’ai fait que vivre pour la Couronne, pour me préparer à l’Épreuve des Héritiers. Et tous les jeux que nous faisions ensemble, n’en étaient pas, car la compétition a fait partie de ma vie et que je ne pouvais pas échouer. La pression de mon père et de toute la noblesse sur mes épaules… » Héritière de Metzli, elle n’avait pas pu se défaire de ce destin. Ou pensait-elle qu’elle n’aurait pas pu.

Aurait-elle préféré avoir le choix ? Lorsqu’elle était adolescente, Midona n’avait désiré que cela. Elle aurait aimé avoir la possibilité de se balader où bon lui semblait, et s’entourer de qui elle voulait. Cinq ans auparavant, alors qu’elle ressortait victorieuse des épreuves, à sa propre surprise, son regard avait commencé à changer. Puisqu’elle avait été choisie, plutôt que Xanto, elle devait faire en sorte d’être la meilleure, de donner tout de son être, jusqu’au joint le plus intime de soi. C’était l’objectif qui l’avait fait avancer, toutes ses années. Assez d’être la jeune fille qui ne croyait pas en ses capacités. Reine désormais, elle devait lever le menton et endosser les responsabilités desquelles il n’était plus possible de s’enfuir. Et quand cette vie d’aventure s’était imposée à elle, la rousse avait détesté cela. Puis la liberté l’avait changé. Elle avait vécu pendant ces dernières lunes. Elle s’était ouverte aux autres. Elle avait appris à parler, à vraiment dire les choses. Ébranlée dans ses certitudes, certains diraient qu’elle s’était adoucie, juste pour se rendurcir le moment où elle pénétra de nouveau dans les murs de sa demeure.

Est-ce qu’elle le croyait ? Midona avait été bercé par les anciens contes, ceux qui écrivaient qu’il avait fallu la Couronne d’Ombre créée par la Reine Pratima, pour que le peuple de Metzli ne s’adonne plus aux terribles manigances de destruction et de meurtre. Cela ne pouvait pas en être autrement. La couronne ne pouvait pas disparaitre. Mais cette croyance-là avait volé en éclats, car la couronne n’était plus que des morceaux, et que le fragment était devenu un vulgaire caillou, réduit en miettes sous les pierres de son château.

Midona ne savait pas, finalement, comment prendre les paroles de Sebastian. Elle lui en voulait et avait le sentiment de perdre à nouveau le peu de confiance qu’elle avait pu commencer à retrouver en lui. Elle en venait à se demander si elle était condamnée à ne plus jamais aimer. La violente trahison de Xanto, la perte de son joyau, avaient creusé un trou dans son cœur qu’elle n’arrivait pas à capitonner. Elle était vulnérable. Et les mots de l’Hesediel le lui rappelaient dans la douleur.

« — Bien sûr que j’y ai déjà réfléchis ! » Sa voix résonna, tintée d’une certaine amertume et de chagrin. « Ne crois-tu pas que j’aurais aimé que ma vie soit différente ?! » Toutes ses paroles lui renvoyaient à des blessures bien plus profondes, des doutes qu’elle conservait sur elle-même et que ces dernières lunes avaient douloureusement ravivés. « Perdre mes amis les plus chers pour des ambitions qui n’étaient même pas les miennes. C’était Xanto qui devait gagner ! » Encore ces anciens regrets. « J’ai été trop fière pour le laisser gagner. Après tout, il fallait bien le mériter pour ressortir victorieux des épreuves. J’ai toujours été bien trop compétitive. Peut-être aurait-il été un Roi tyrannique, mais ma vie à moi aurait été différente. » Elle soupira, rageuse. « Tout n’était qu’illusion. Tous les choix que j’ai cru faire, m’étaient dictés par autrui. Et lorsque j’aurai pu en prendre, je n’en ai pas eu la force. » Elle inspira longuement, ses yeux bleus tournés vers le ciel orange du crépuscule.

La colère l’épuisait. Elle sentit à nouveau un liquide chaud couler sur son visage et elle se soustrait à son regard, pour effacer ses émotions d’un revers de manche. Ce n’était pas du sang, cependant, qui roulait sur son visage cette fois-ci. Sa tête lui faisait un mal de chien mais elle restait debout, appuyée sur le mur. Et tant pis si elle titubait. Ses épaules s’affaissèrent. Elle était épuisée, fatiguée. Assez de se battre.

« — Si je n’ai plus la couronne, alors qui suis-je, Sebastian ? » Son regard le rejoignit finalement. Sa voix tremblante s’était brusquement radoucie, mêlée de doute et de chagrin.

Le sentiment de sécurité s’était évanoui.  

La surprise s’afficha sur son visage devant les paroles que l’Hesediel lui retorqua. Elle ne s’était pas attendue à ce que leur conversation prenne cette tournure. Un coup dans les côtes lui aurait provoqué la même violence. Et si elle avait pu faire un choix, l’aurait-elle choisi alors ? À quoi cela pouvait-il servir de faire des suppositions sur un passé qui ne s’était pas déroulé ? Midona n’avait pas pris conscience à quel point la blessure était encore vive dans le cœur de son ami. Il avait été si habile à la lui cacher. Qui aurait-elle choisi d’autre ?

« — Pardon ?! » Hoqueta-t-elle plus de surprise que de colère.

Oh, les mots étaient des poignards. Et il savait habilement les manier. Oui, elle avait eu besoin de lui. Les jeux de leur enfance étaient des moments dorés qu’elle chérissait à chaque instant de sa vie. Sans les jeux enfantins qu’ils avaient partagés, son enfance aurait été bien morne. Elle avait pu s’adonner à de jolies rêveries. Elle avait cru, pendant quelques temps, qu’elle pourrait s’échapper de ses devoirs d’Héritière. Jusqu’à ce que la réalité ne la rattrape et qu’elle rentre dans la danse du Trône Crépusculaire. Facile pour lui de dire que ce n’était pas important. Il n’était pas un héritier, il n’avait pas vécu toute la pression qu’elle avait endossé.

Le dos contre le mur, elle ne fléchit pas lorsqu’il se releva brusquement et fit un pas vers elle, armé d’une soudaine colère. Levant le menton, elle le toisa d’un regard froid, appréhendant tout de même l’homme qui s’approchait d’elle et dont les prunelles semblaient presque folles d’une toute nouvelle rage. Devait-elle avoir peur de lui ? Prête à affronter la tempête, elle conservait ses bras autour d’elle. À la façon qu’il avait à la scruter en ce moment précis, elle n’était pas certaine de ce qu’il allait faire. Est-ce qu’il allait la gifler ? Qu’il essaye. Même dans l’état dans lequel elle était, la rousse se défendrait avec la même ferveur. Non, ce qu’elle craignait surtout, étaient les mots qu’il allait lui dire car ils avaient le pouvoir de la démolir.

Il marchait vers elle, à mesure qu’il parlait et déversait toute l’aigreur qu’il avait emmagasiné depuis toutes ces années. Midona resta immobile pour faire face à cette tempête d’ombre qui s’abattait sur elle. Où pouvait-elle aller de toute façon ? Son corps se raidissait à mesure qu’il se rapprochait, et elle sursauta quand ses mains s’accrochèrent à ses épaules et qu’il la domina de toute sa hauteur. Rien ne le retenait alors de le gifler pour l’obliger à s’éloigner et pour le tenir à distance, une bonne fois pour toutes. Mais la jeune femme ne désirait pas qu’il s'éloigne. S’il devait faire demi-tour une nouvelle fois, plus jamais elle ne le reverrait. À vrai dire, elle était même étonnée qu’il ait accepté de la suivre jusque-là, et d’avoir abaissé ses barrières pour elle, même s’il le faisait de manière bien plus abrupte que lui dictait la bienséance. C’était plus que ce qu’elle avait fait pour lui.

Les derniers mots furent littéralement jetés à son visage. Espèce d’abrutie ?! Elle ne l’avait pas vu venir. S’il ne tenait pas si férocement ses épaules et que son visage n'était pas si proche du sien, peut-être aurait-elle répliquée. On ne traitait pas la Reine de Metzli d’abrutie, ni même Midona, d’ailleurs. Pour qui se prenait-il à lui parler de la sorte ?! Ses prunelles fixées sur les siennes ne le quittaient plus. Il avait haussé la voix et celle-ci avait fait écho sur les murs qui les entouraient. Lorsqu’il se tut enfin, un silence assourdissant lui tomba dessus et il ne resta plus que son regard perçant sur elle, et sa respiration saccadée.

La rousse eut bien du mal à croire un traitre mot qui sortait de la bouche de Sebastian, cependant. Les effrayer, vraiment ? Xanto n’avait pas l’air particulièrement effrayé lorsqu’il avait juré de lui prendre tout ce qu’elle possédait. Les personnes qu’elle avait croisées en Hyrule, non plus, et Ganondorf encore moins. Quant à son peuple, elle n’en était pas certaine et peut-être qu’elle était beaucoup trop ancrée dans ses incertitudes pour se rendre compte de l’effet qu’elle avait sur les autres.

« — Je… » Elle hésita. Elle se perdait dans ses yeux, et sa colère était si palpable qu’elle aurait pu la toucher du bout du doigt.

Les mots lui manquaient. Douloureusement lovés dans son cœur depuis tout ce temps, il lui était difficile de les extirper et de faire remonter tout ce qu’elle avait mis de côté, dans le but de se protéger. Se défendre de quoi exactement ? Peut-être simplement d’elle-même. Elle ne chercha pas à se défaire de l’étreinte de ses doigts qui enfermaient rudement ses épaules. À quoi bon ? Elle en avait assez de se battre, de se débattre. Si elle était bien une femme fière, elle avait le sentiment que ces dernières lunes avaient eu raison de son courage et ne laissaient d’elle qu’une coquille vide. En dépit de l’agression de Sebastian, son cœur s’emplit de chaleur à la lumière de ses paroles. Au moins, l’homme silencieux qu’il était s’ouvrait-il enfin.

« — J’avais besoin de toi. »

Elle ne détourna pas son regard cette fois-ci. Il fallait qu’elle se lance, maintenant qu’il avait ouvert son cœur, le sien pouvait bien s’épancher un peu aussi.

« — Je ne voulais pas devenir faible par les sentiments que je te portais. Je craignais de ne pas réussir à aller au bout de mes objectifs. » Elle se mordilla un peu la lèvre. « Tu n’as jamais cru en la couronne. Je voyais bien ton regard empli de jugement quand je t’en parlais. Tu trouvais cela stupide. »

Il était si proche d’elle et, acculé, comme elle l’était, aucune retraite n’était possible. Peut-être était-ce finalement le moment ou jamais de panser de vieilles blessures. Ses bras se décrispèrent de ses côtes pour le rejoindre, pour l’entourer au niveau de sa taille, pour l’agripper et le ramener vers elle. Midona aurait pu l’embrasser. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Cependant, elle craignait que ce ne soit pas assez pour le retenir auprès d’elle. La peur qu’il ne s’éloigne à nouveau la tiraillait douloureusement. Et s’ils s’étaient déchirés pour un baiser, qu’est-ce qui les retiendrait de recommencer ? Alors, elle se contenta de baisser son nez et de faire tomber son visage dans le creux de son cou, là où il ne pourrait plus la dévisager de son regard si dur.

« — C’était plus facile de s’éloigner alors qu’il n’y avait… Pas grand-chose. » Soupira-t-elle dans son torse. Il y en avait eu déjà bien assez pour faire du mal. « Je n’ai jamais regretté d’avoir passé tout ce temps avec toi, ni les jeux, ni les compétitions, ni les enseignements de ton père auxquels nous participions tous les deux. Ce sont d’heureux souvenirs pour moi, Sebastian. S’il te plait, n’en doute pas. Je n’ai pas non plus regretté de t’avoir embrassée, simplement de ne pas avoir consentie à assumer ce choix-là. Peut-être le seul. » Elle sourit tristement, un sourire qu’elle dissimula.

Midona le tenait fermement contre elle. Jamais elle n’avait été familière avec lui au point de s’accorder le droit de le tenir si proche de son corps. La seule et unique fois avait été celle de ce baiser.

« — Ne me laisse pas, Sebastian. Je t’en prie. Ne me laisse pas. Pas toi aussi… » S’entendit-elle l’appeler dans un souffle, le cœur au bord des lèvres.

Était-ce de la faiblesse que de vouloir être aimée ?

Ne me laisse pas. Reste.

Ses doigts s’agrippaient à sa longue cape noire, ses ongles grattant à travers le tissu, elle ne désirait plus le lâcher. Il ne devait pas partir. Il ne pouvait pas. Pas après ce qu’il venait de lui dire. Pas après lui avoir montré à quel point ses émotions rejoignaient les siennes. Pas après que ses propres défenses aient volé en éclats. Toutes les défenses qu’elle avait mis tant de temps à ériger, brisées juste comme ça. Sous le joug de son regard et de ses paroles. La Reine Crépusculaire, la femme la plus puissante de Metzli, avaient laissé place à Midona dont le cœur avait été brisé plusieurs fois. Midona qui était bien incapable d’aimer sans être terrifiée à l’idée de perdre pied. L’amitié, l’amour, le désir, n’étaient tous que des sentiments dont il fallait impérativement se protéger. Et c’est ce qu’elle avait fait. Jusqu’à l’apogée, à son retour, lorsqu’elle avait vécu l’épouvantable trahison d’un homme qu’elle avait aimé, lui aussi.

Ne m’abandonne pas.

Pourrait-il un jour lui pardonner d’être si faible ? Lui, l’homme qui méprisait toute faiblesse chez les autres parce qu’il ne pouvait pas se permettre d’être faible lui-même. Elle s’en voulait tant de lui montrer à quel point elle n’était qu’une fraude. Toujours, Midona gardait la tête haute en prétendant que rien ne touchait jamais son cœur. Bardée d’épaisses murailles de pierre, rien ne semblait jamais pouvoir l’atteindre. Sourde aux attaques, elle semblait toujours prête au combat. C’était ce qu’on lui avait enseigné. Ce que le père de son ami lui avait inculqué. Ce que Xanto avait insinué en elle. Ce qu’elle avait appris de ses expériences. Elle se devait d’être la plus forte, la plus fière, la plus combattive. Jamais ses épaules ne pouvaient ployer, jamais elle ne devait montrer ses émotions. Celles-ci devaient restées tapies et jamais n’en sortir, de peur que la tempête ne s’abatte sur elle et l’emporte.

Accepter ce qu’elle ressentait. C’était ce qu’Aleksander lui avait dit, quelques jours plus tôt. Il avait transpercé ses barrières, lui aussi, et probablement que les fissures étaient devenues trop nombreuses, pour qu’elles n’empêchent plus l’éboulement. Pour des personnes peu expressives et peu émotives de premier abord, les Hesediel semblaient particulièrement doués pour crever sa carapace. Ils voyaient clair dans son jeu. Mais peut-être était-ce parce qu’ils étaient faits d’un bois similaire.

Les paroles de Sebastian trouvèrent un écho en elle. Pouvait-elle réellement être Reine sans ce fragment d’ombre qu’elle avait cherché sans relâche pendant de si nombreuses lunes ? Cette quête était-elle à ce point vouée à l’échec ? Midona avait envie de croire qu’il avait raison et qu’elle avait été trop stupide pour en prendre conscience plus tôt, aveuglée par le poids de la couronne sur sa tête et inconsciente de tout le reste. Voilà pourquoi la perte de la couronne avait été si douloureuse. Sans elle, il ne lui restait plus qu’à faire le deuil de la Reine qu’elle était, et de la jeune femme qui s’était battue pour le devenir.

Ne me trahis pas.

Peut-être Sebastian avait-il raison, et elle discernait que son accès de colère se voulait bienveillant envers elle. Il voulait lui faire prendre conscience de ce qu’elle n’avait pas vu et de ce qu’elle ne voyait toujours pas, car son regard n’était pas dirigé dans la bonne direction. Midona avait passé son temps à scruter son passé pour tenter de recoller tous les morceaux qui s’étaient brisés. C’est ce qu’elle avait fait avec la couronne. Et c’était également ce qu’elle faisait avec Sebastian. Mais cette fois-ci, ce n’était pas pour la Reine qu’elle agissait, mais bien pour elle-même. Pour toutes les choses qu’elle n’avait pas dit par crainte.

Elle était seule depuis trop longtemps.

Le silence les accompagna encore un peu car Midona ne répondit rien à ses mots. Aucun mot ne lui venait réellement. Simplement de les entendre la lestait d’un poids. Elle était soulagée que Sebastian ne la rejette pas. Après un certain temps, peut-être quelques minutes, la rousse recula sa tête pour quitter le confort douillet du creux de son cou, de la chaleur de son corps. Un simple sourire s’afficha sur ses lèvres, sincère et doux.

« — Bien sûr que je peux te supporter… » Murmura-t-elle. « …Il te faudra me supporter en retour. »

Midona se perdit une dernière fois dans ses prunelles, hésitante, comme si le temps était suspendu. Elle espérait qu’ils pourraient redevenir proches comme avant. Elle désirait tant retrouver le jeune homme avec qui elle avait tant aimer passer du temps. Mais était-ce seulement possible après cet éloignement toutes ces années ? Elle n’en était pas certaine, ils avaient tant changé. L’un comme l’autre aurait probablement besoin d’un peu de temps.

« — Il y a quelqu’un par ici ?! » On hurla par-dessus leurs têtes et Midona leva le nez pour essayer d’apercevoir la tête d’un garde pourpre qui regardait prudemment dans le précipice. « Nous sommes là ! » Le héla-t-elle en retour.  

Cela brisa le moment qu’ils partageaient, car rappelée dans le présent, la rousse s’éloigna, à contre-cœur, de Sebastian. Avant qu’elle ne s’éloigne tout à fait, cependant, elle se pencha un peu à son oreille.

« — Une dernière chose… La prochaine fois que tu me traites d’abrutie, je te fais ravaler cette satanée langue. » Souffla-t-il à son oreille, lui adressant un regard malin lorsqu’elle se redressa.

On les aida à remonter pour les extirper de leur trou, l’un après l’autre. Le garde qui les avait aperçus par au-dessus posa sur l’Hesediel un regard un peu suspicieux lorsqu’il passa à sa hauteur. Probablement avait-il remarqué la proximité spatiale entre les deux. Midona, quant à elle, arborait de nouveau son masque de porcelaine. Son visage était sale, tâché de sang et épuisé, mais son regard restait assez dur pour qu’on ne la questionne pas davantage.