As it was (Mélody)

As it was

Le temps était passé. Oui, mais la douleur, elle, s’était-elle envolée ?
Bien sûr que non.

Le village se remettait petit à petit du conflit. Les morts avaient été enterrés, pleurés et rendus à la terre. Mélody n’avait pas tout à fait accepté la mort de son époux, mais ses responsabilités avaient fini par la rattraper : elle avait une île à gérer et ne pouvait se permettre d’abandonner ses fonctions. Ce serait mettre de côté son peuple ; son héritage, la confiance de ses parents ; et il était hors de question d’en arriver là. Maintenant que le jeu de Verona avait été dévoilé au grand jour, la piaf avait une arme contre elle, et c’est avec la détermination au cœur et la rage au ventre qu’elle entendait bien l’utiliser.
Loin d’être vengeresse dans l’âme, Mélody avait pourtant l’intention de rendre à Verona la monnaie de sa pièce, mais pas comme on le penserait. En effet, la mère de famille, et cheffe de l’île, avait de nombreuses vies à protéger et bien des gens qui comptaient sur elle pour faire entendre leur voix. Grâce à ce pirate, qui avait raconté être un membre éloigné de la famille de Verona, Mélody pourrait faire savoir à tous ses véritables intentions et, surtout, faire drastiquement chuter sa réputation. Elle entendait non pas utiliser la force, mais bien son intelligence – et les informations – pour faire plonger ses petites affaires.

Toutefois, chaque chose en son temps.

Siégeant à son bureau en ce petit matin, Mélody rédigeait des courriers. Elle chiffonna de nombreuses fouilles, les roulait en boule dans l’énervement, soupirait en déchirant les papiers. Elle n’arrivait pas à formuler ses mots proprement. Parfois, un pincement à la poitrine lui rappelait qu’elle devait se calmer. Qu’elle le veuille ou non, cette guerre lui laissa des séquelles probablement irréparables. Son cœur était fragile à présent. Elle ne pouvait s’autoriser un emportement gratuit ou un stress inutile.

Elle venait de se rasseoir après avoir fait les cent pas, une tasse d’eau chaude aux arômes d’herbes sauvages dans les mains, quand on toqua.
« Entrez. » Fit-elle machinalement, sans s’attendre à qui que ce soit en particulier. Colin, revenu depuis peu, aurait surgit dans la pièce comme un malpoli trop heureux de revoir sa mère, aussi devina-t-elle que ce n’était pas lui.
C’est le visage amical de Migaro qui apparu devant elle, lui arrachant un sourire de façon presque automatique. Sans lui, les choses auraient été bien plus difficiles dernièrement… Sa présence à ses côtés avait apaisé les douleurs et réduit les peines. Il lui offrait un sentiment de familiarité qui la réconfortait.

Lui-même bienheureux, il demanda comment elle allait. « Et toi ? » Elle ne répondait plus à cette question. Elle ne voulait pas partager ses tourments, ses mauvaises nuits, ses souffrances cardiaques ou ses tracas. En parler l’obligerait à y penser. Y penser l’obligerait à revivre une cruelle réalité.
Les choses étaient bien ainsi.

A priori, Migaro souhaitait lui parler de quelque chose. D’assez important, disait-il. Intriguée, Mélody leva le regard de ses feuilles pour le dévisager avec curiosité. Lorsque son ami affichait un air sérieux (au-delà de ses traits rieurs et souriants habituels) la cheffe devinait qu’il ne plaisantait pas. Le sérieux n’était pas quelque chose de très seyant pour l’homme en face d’elle, aussi ne parvenait-il jamais vraiment à le prétendre.

« Bien sûr. » Comment pouvait-elle lui demander de passer plus tard alors qu’il venait de piquer sa curiosité ? En voilà une plaisanterie. Non, plutôt, Mélody se leva pour se diriger vers un espace spécialement aménagé pour les préparations d’eau chaude. De nombreuses herbes odorantes, aux parfums tantôt épicés tantôt amers, bordaient le comptoir en bois. « Je te prépare quelque chose ? »
Elle tourna son regard vers lui, attendant une réponse. Avec ses mèches châtaines qui tombaient en un chignon négligé et sa robe longue légère aux tons jaune et marron, elle rappelait presque une jouvencelle encore pure et innocente, si l’on lui retirait ses traits fatigués.

As it was

Mélody n’était pas sotte. Elle savait que Migaro n’allait pas bien ; pas plus qu’elle. Cependant, l’un comme l’autre avait suffisamment souffert ces derniers temps pour savoir qu’il était inutile d’aborder le sujet.
Mélody avait en effet perdu son époux, et pour sûr que cela représentait un énorme morceau de sa vie qui s’envolait. Elle ne pouvait toutefois ignorer la souffrance que devait ressentir Migaro à l’idée d’avoir perdu un excellent ami. Pour avoir si peu connu Balgor, Mélody avait compris que c’était là un individu au grand cœur, bon vivant et rieur. Il était disponible pour ses pairs et prêt à se battre pour ce qui en valait la peine— ami, famille, justice.
Elle avait bien cerné le personnage. Personnage qui s’était envolé trop vite, défendant une cause qui ne lui était pourtant aucunement intime. Il avait suivi son ami, et avait trouvé la mort dans sa suite.

La piaf tendit une tasse fumante à son interlocuteur, avant de s’intéresser à la sienne. Elle n’eut que le temps de souffler sur la fumée encore chaude que Migaro décida de briser le silence, préférant ne pas tourner autour du pot : il avait l’intention de quitter l’île.
Il avait d’excellentes raisons ; Balgor était un goron, et il souhaitait se rendre à son lieu de naissance, Euzéro, sur le continent. La famille de son ami ignorait encore le triste sort que le brave homme avait subi. De ce fait, Migaro entendait bien y aller.
« Bien sûr… C’est normal. » De semi-profil à Migaro, Mélody détourna la tête, baissant le nez vers sa tasse. Elle avait répondu de manière machinale, sans trop réfléchir. Des mots jetés au vent, facilement dit dans ce genre de situation.
Car après tout, que pouvait-elle dire ? Non, ne pars pas ? Allons.

Elle s’éloigna vers le comptoir, se retrouvant dos à Migaro, pour y déposer sa tasse et faire mine de s’affairer. En réalité, un terrible nœud venait de se créer dans sa gorge. Un nœud d’émotion, douloureux, serré et incontrôlable. Le genre que l’on essayait d’avaler, sans succès. Ses yeux piquaient doucement, aussi.
Depuis la mort de son mari, elle était désespérément seule. Elle avait l’île toute entière pour la soutenir, des amis et de la famille éloignée, elle avait Migaro et ses quelques mercenaires qui se montraient présents et utiles, cherchant à remettre l’île du Dragon sur pied.
Et bien sûr, elle avait son fils adoré, son bébé, Colin, toujours en vie en dépit des récents événements.
Malgré tout, l’annonce de Migaro lui fit un plus gros impact qu’elle ne l’eu cru. Une partie d’elle savait que cela arriverait un jour. Après tout, il ne pouvait pas rester indéfiniment sur l’île. Il avait une vie, ailleurs, loin d’ici, loin d’elle.
Elle renifla timidement, faisant mine d’aller se gratter la joue pour chasser le picotement de ses paupières, avant de se tourner pour lui faire face, un sourire serré aux lèvres.

« Tu as raison, ils doivent savoir. C’est important. » Il avait parlé de la possibilité de ramener sa dépouille. Mélody pouvait comprendre que ce soit compliqué. « Tu as besoin de quoi que ce soit pour le voyage ? Je peux voir ce que je peux faire, si tu veux. » Elle éclaircit sa gorge, l’air de rien. Elle était parvenue à ravaler ses émotions et se félicita de ce fait. Pour autant, son regard fuyard, qui regardait çà et là sans objectif véritable, laisserait un fin observateur deviner qu’elle était perturbée par la nouvelle.

As it was

La solitude creusait son petit nid. Avec la mort de son époux, et en dépit du récent retour de son fils, Mélody ne pouvait nier se sentir profondément seule, quand bien même il y avait tout son peuple, des amis, ou son garçon avec elle. Ce n’était pas un sentiment qu’elle voulait ressentir, mais elle était bien obligée de l’accepter ; depuis la bataille contre Kevan Cantell, la cheffe de l’île avait l’impression qu’il lui manquait quelque chose. Un morceau, des mots, une voix, quelqu’un. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Le départ de Migaro ne venait pas aider. Ses amis partaient, eux aussi. Elijah avait quitté l’île également pour rejoindre l’Aurore. Il avait à faire là-bas. Sa famille l’attendait et ses responsabilités aussi. Mélody ne pouvait pas lui en vouloir. Il était resté si longtemps en attendant qu’elle sorte de son coma…
La mort de Nivan pesait lourd sur sa conscience, aussi. Ce brave piaf, si grand et fort, était un exemple pour ceux qui voulaient apprendre à se battre sur l’île. Avec ses grandes plumes noires et ses cheveux d’ébène, il intimidait. C’était un homme peu bavard, mais doux comme un agneau. Les enfants l’aimaient sur l’île. Il était protecteur ; et c’est ainsi qu’il perdit la vie.
En la protégeant.

Migaro tenta d’être rassurant, rappelant qu’il reviendrait rapidement. Il lui enverrait des lettres et lui demanda de prendre soin d’elle-même. Mélody prit une inspiration, qu’elle expira lentement. La déprime commençait à alourdir ses traits.
« Je ne peux rien promettre. J’ai beaucoup à faire. L’île doit être remise sur pieds, les gens doivent être rassurés… La poste doit rouvrir, aussi. C’est important. Pour nous comme pour le continent. » Il était évident qu’elle disait cela au tac-o-tac, justifiant maladroitement le pourquoi elle ne prendrait certainement pas soin d’elle en priorité, même si c’était Migaro qui le lui demandait.

Elle revint en arrière, se rappelant qu’il avait parlé d’un cercueil.
« Je vais me renseigner. Je pense pouvoir te fournir quelque chose… au moins digne de Balgor. » Son regard était fuyard. Elle se sentait coupable de la mort du goron. Mélody ne lui avait parlé que brièvement, mais elle avait eu l’opportunité de se rendre compte que c’était un bon vivant, plein de bonne volonté, un rire bruyant mais communicatif. Une bonne personne, sûrement. « Je fournirai aussi quelques cadeaux… C’est la moindre des choses. » En dépit de la fatigue, elle avait l’intention de les enchanter pour appeler la bonne fortune à la famille de ce brave mercenaire. Ce serait sa façon de s’excuser— sans le dire.

« …quand as-tu l’intention de partir ? » Il ne l’avait pas dit, mais s’il venait la voir, Mélody supposait que ce serait bientôt.

As it was

Demain, dans l’après-midi.

Mélody hocha simplement de la tête. La nouvelle faisait encore l’effet d’un poids lourd sur sa poitrine. Ses épaules semblaient peser une tonne. Comme si le poids du monde entier avait décidé de s’imposer sur sa personne. Vulnérable, elle ne pouvait qu’accepter ce que Migaro lui disait sans pouvoir le retenir. Après tout, il avait raison ; il devait ramener Balgor à ses proches.

« Tout sera prêt. » Dit-elle simplement en se dirigeant vers le fond de son bureau, où quelques décorations étaient suspendues près d’une grande fenêtre donnant sur l’extérieur. Elle attrapa un capteur de rêves aux plumes rouges et sables, et apposa délicatement ses doigts dessus. L’air sembla s’alourdir, puis s’alléger dans la pièce.
Migaro avait dit que Balgor était un homme simple et donner des cadeaux à la famille serait peut-être un peu trop présomptueux, mais Mélody souhaitait quand même faire preuve d’une certaine reconnaissance vis-à-vis d’eux en mémoire de leur fils partit trop vite. De ce fait, offrir quelque chose, même si ce n’était pas grandiose, était important pour elle.

La piaf se tourna vers Migaro et lui tendit l’objet.
« Il est enchanté pour apporter la bonne fortune. Tu pourras leur offrir. » Elle aurait souhaité leur offrir ses propres excuses en personne, mais l’idée de voyager jusqu’en Ordinn semblait invraisemblable quand elle voyait tout ce qu’il y avait à reconstruire et rattraper sur l’île. Le peuple était encore très secoué, bien des morts méritaient encore une certaine commémoration et Mélody avait trop de pain sur la planche pour se permettre de simplement… disparaître.

Sur ces mots, ils prononcèrent leurs au revoir et Mélody le regarda se diriger vers la porte, sentant de plus en plus ses paupières piquer par la présence de larmes obstinément prisonnières. Elle ne voulait pas pleurer ; c’était hors de question, sinon, il ne partirait pas, et elle ne pouvait pas le retenir. C’était important, et il serait on ne peut plus inapproprié de l’empêcher de rendre honneur à Balgor (qui, selon Mélody, le méritait amplement).

Pourtant, alors qu’il allait fermer la porte, sa voix quitta sa gorge malgré elle.
« Mig ? » Tandis qu’il se tournait, interrogateur, pour savoir ce qu’elle voulait, elle détourna le regard, mordant ses lèvres avec remords. Une inspiration, et elle expira sa pensée. « Sois prudent. »