Une éternité. Voilà ce qui s’était écoulé, pour Aymeric, tandis qu’il voguait sur ces mers, si loin de ces doucereux cieux où il avait promis de danser avec Cirilla jusqu’à la fin de leurs jours.
Et dire qu’au départ, il n’aurait jamais cru reposer les pieds ici.

Il gardait un souvenir amer de l’après-guerre. Aymeric avait subi de terribles châtiments, injustes, de la part d’un brave homme qui ne souhaitait qu’une chose : assouvir sa vengeance. Malheureusement, il était tombé sur l’innocent de la famille. Kevan était mort, il devait bien se défouler sur quelque chose d’autre, n’est-ce pas, et quoi de mieux que le jeune frère, présent, malgré lui, à ce conflit ? Fort heureusement, Azriel s’était rendu compte de son erreur et avait tout mis en œuvre pour soigner Aymeric et le remettre sur pied, cherchant à garantir le pardon du troubadour.
Honnêtement, Aymeric avait encore du mal à totalement lui pardonner. Il acceptait l’erreur commise, et était reconnaissant au piaf maudit pour l’avoir soigné. Néanmoins… les séquelles étaient présentes. Douloureuses, et vives.

Malgré les soins prodigués, la lame qui s’était logée dans sa cuisse avait laissé une profonde cicatrice. L’infection, certes contrôlée et dorénavant rien qu’un vilain souvenir, n’était pas encore complètement guérit. Mais si Aymeric peinait à mettre du poids sur cette jambe, cela ne l’empêcha en aucun cas d’exiger qu’on le ramène sur le territoire d’Hébra, afin qu’il rejoigne l’Amphithéâtre de Valoo et ce, en dépit de l’heure avancée. On tenta de le dissuader. Avec sa jambe, comment pensait-il accéder au temple ? Que nenni, rien ni personne ne pourrait l’en empêcher. C’était hors de question.

Toute la détermination du monde ne saurait, pour autant, passer outre la souffrance physique. Aymeric lutta bravement contre l’inconfort et les pincements brûlants qui se propageaient dans sa jambe gauche à chaque pas. La nuit tombait déjà lorsqu’il vit, enfin, les blanches marches de cet Amphithéâtre si familier et réconfortant.
Un large sourire se dessina sur ses lèvres, malgré lui. Quel bonheur…

En s’aidant d’un bâton qui lui servait plus ou moins de canne pour avancer, le Cantell gravit les marches, juste alors qu’un cri de rapace retentissait dans le ciel. Il s’agissait de Cyran, son faucon : avait-il attendu ici tout ce temps ? Accompagnait-il Ciri dans ses journées de solitude, ou, inconsciemment, avait-il simplement attendu là où son maître venait le plus souvent autrefois ? Il sourit tendrement en reconnaissant son compagnon de toujours. Il avait enfin le sentiment d’être revenu à la maison.

Mais il manquait quelqu’un.

Bravant encore la douleur, il fit encore quelques mètres, cherchant Cirilla dans le décor. A cette heure, il aurait supposé qu’elle serait rentrée chez elle, mais quelque chose l’intimait à poursuivre ses recherches.
Et ainsi, il la vit. Dos à lui, agenouillée sur le sol, ses ailes abaissées. Le monde semblait peser sur ses épaules. Elle semblait si fragile, minuscule et vulnérable… Il ne l’avait jamais encore contemplé ainsi. D’une certaine manière, cela lui fit autant de bien que de mal. Il n’avait pas eu l’opportunité de lui faire parvenir une missive… ainsi, devait-elle prier pour son retour.
Mais il était là. Juste là. A quelques mètres. Muet, le regard brillant. Incertain de vivre ce qu’il vivait.

La réalité pouvait être si belle parfois.

Il prit une inspiration pour l’appeler, mais ses mots se perdirent. Aymeric avait le sentiment que rien n’était assez. Que ce n’était pas suffisant. Il devait faire ou dire quelque chose d’impactant mais… Par Valoo, que pouvait-il faire d’autre ? Il n’y avait rien à faire. Juste… être là. Être vivant. Être avec Cirilla.
« Ciri… » Le vent porta son nom, ce nom qu’il chérissait tant, il le porta jusqu’aux oreilles de la piaf, si seule, là, à quelques mètres. Sa voix semblait transpercer l’Eole muette qui les berçait. En réponse à l’apparition du troubadour, une brise se leva, faisant danser le tissu écarlate de la cape portée par la Grand Prêtresse. Il ne voyait pas encore son visage, mais le ciel seulement savait à quel point il avait hâte de le contempler une nouvelle fois.
Il aurait pu se jeter vers elle. Tomber à genoux, implorer son pardon pour ses jours d’absence, pour ce qu’elle avait dû s’imaginer. Mais tout n’était qu’un bruit sourd, un bruit blanc. Il n’y avait plus rien, sauf eux deux dans ce décor. L’horizon s’était vidé. Il n’y avait que Ciri pour lui.

Pour autant, revenir ici, revoir ces marches, revoir sa belle. Tout ceci lui rappelait que la réalité, parfois, oh oui, pouvait être d’une cruauté sans merci. Son frère avait été tué, et il n’avait rien pu faire. Il l’avait regardé être transpercé par des lames magiques, sans pouvoir l’aider. Cette image, à jamais imprégné dans sa rétine, bercerait ses lointains cauchemars pendant de longues nuits. Sa culpabilité, son impuissance, ces lourds sentiments resteraient nichés de nombreuses années en lui.
Mais… il ne serait pas seul.

La gorge serrée, l’émotion forte, il articula quelques mots… évidents, et puissants.
« Je suis revenu. »

Aymeric suivit la silhouette de Cirilla qui, lentement, se redressa, murmurant son nom, mot qu’il n’entendit pas. Il était trop loin, trop loin pour lui, pour elle, pour eux. Ses yeux ne la quittaient pas, comme si l’instant où il détournerait le regard, sa belle risquerait de disparaître. Pourtant, ce n’était pas le cas. Elle était bien là et il était bel et bien présent, aussi douteuse soit-elle de cette soudaine réalité qu’elle s’était si souvent imaginée que cela avait semblé n’être qu’un rêve et rien de plus ! Néanmoins, tout ceci n’était en aucun cas un rêve… La brise fraîche, le cœur battant, et la douleur lancinante dans sa jambe étaient toutes des indices évidents de cette réalité.

Voilà qu’elle s’approche, le pas lent, comme hypnotisée ou hésitante, craignant d’être bernée par une illusion ou une hallucination quelconque. Aymeric la regarde, l’admire. Il devinait qu’elle avait peur qu’il ne disparaisse, et parfois même, il s’imaginait déjà s’évaporer ! Il avait traversé un tel calvaire qu’il peinait à croire que tout était enfin terminé et qu’il avait enfin le privilège de revenir vers Cirilla.
Pourtant, c’était bien réel ; il voyait son visage se préciser, obligeant ses lèvres à sourire. Il voulait épouser cette femme, fonder une famille avec elle. Il voulait vivre le restant de sa vie avec elle ! Ecrire les plus belles chansons et mélodies sur ses journées en sa compagnie… Après avoir traversé de telles épreuves, il ne voulait rien de plus en ce monde que les bras de cette ravissante femme qu’il chérissait tant et qui, honnêtement, avait été sa motivation primaire pour sa survie.

Si près de lui, Cirilla enferma tendrement son visage en exprimant sa surprise de le voir. Elle était persuadée jusqu’ici être souffrante d’hallucination, mais elle s’apercevait enfin que son bel amour était bien vivant et revenu. Par la suite, sa douceur se transforma en une sorte d’indignation, tandis qu’elle s’exprimait sur ses ressentis. Il remarqua ses larmes sur ses joues et, soudain soucieux, le piaf leva ses mains pour essuyer ses pleurs de ses pouces tandis qu’elle exprimait toute la souffrance qu’elle avait traversée dans sa solitude. Il n’était pas rentré avec la flotte principale, que pouvait-elle penser ?
La seule chose qui lui était passé par la tête, c’était bien qu’il était mort.
Navré, Aymeric la considéra avec chagrin. Il répugnait l’idée qu’elle ait ressentit une chose pareille. Il s’en voulait, mais qu’y pouvait-il ? Il avait tenté de lui faire parvenir une lettre lorsque Azriel s’était rendu compte de son innocence. Sitôt mieux, il avait rédigé quelques lignes sur un papier, mais celles-ci n’avaient pas rejointes la prêtresse. La tempête avait peut-être emporté son messager.

Elle vint se loger dans ses bras. Il l’enlaça avec force.
« Pardonne-moi, Ciri. J’ai… J’ai tenté de te faire parvenir des nouvelles… » Ce n’était pas une excuse. Quoi qu’il en soit, les choses étaient telles qu’elles étaient. Il resserra ses bras autour d’elle, sentant à quel point cette femme, pourtant forte et fière, pouvait être fragile sitôt dans son étreinte. « Je suis là maintenant. Je suis là, avec toi, ici… Je ne partirai plus. Je t’en fais la promesse. » S’il eut été capable de mettre un genou à terre pour lui réclamer sa main, il l’aurait fait ! Malheureusement, il en était incapable. Son visage se nicha dans ses boucles blondes. L’odeur qui s’en dégageait le laissa profondément réconforté. Un sentiment familier…
Il était à la maison.

« J’ai été retardé. Je n’étais pas avec la flotte principale. J’ai… J’ai été capturé, après la mort de… » Ses doigts se crispèrent dans son étreinte. Un frisson, suivi d’un tremblement, le parcouru. Il ne voulait pas se souvenir… Non… La mort de son frère le hantait encore maintenant et il ne voulait pas gâcher ces retrouvailles avec une telle conversation.

Le piaf se recula juste assez pour admirer le visage de sa belle.
« Le plus important, c’est que je sois en vie, et avec toi. C’est tout ce qui compte à mes yeux… » Il devinait déjà que, malgré cela, Cirilla voudrait des explications. Et il se ferait un plaisir de les lui donner si elle les exigeait. Après avoir passé autant de jours dans le noir, dans l’inquiétude et la peur, elle le méritait.

Pourquoi n’était-il pas revenu avant ? Pourquoi… Ces souvenirs le hantaient encore aujourd’hui. Même si au final, Azriel avait accepté son erreur et avait tâché de réparer ses fautes, les douleurs étaient là, le traumatisme aussi, la peur bien ancrée. Il en rêverait encore pendant de nombreuses nuits, loin d’être réconforté par l’idée que tout ceci ne fut qu’une erreur. L’erreur est humaine n’est-ce pas ?
Mais cela ne suffisait pas. Cela ne suffirait jamais. Il avait rencontré cet homme comme on croiserait un démon dans une ruelle sombre, déterminé à vous dévorer l’âme. S’il s’était en effet racheté ensuite (et qu’Aymeric avait consentit à lui pardonner… au moins un peu) le piaf ne pourrait jamais oublier.

Ici, au moins, dans les bras de Cirilla, de cette femme qu’il chérissait tant et qu’il craignait de ne jamais revoir, il se sentait en sécurité. Il en oubliait presque la torture, les douleurs, les larmes. Il en oubliait ses maux et ses souffrances. Il n’y avait qu’eux ; que l’avenir qui les attendait.

Sa douce l’affirma ; ils en parleraient plus tard. Ils avaient le temps. Mais en aurait-il la force, plus tard… ?
Il ne répondit rien, supposant que cela n’apporterait aucune avancée à leur discussion. Il ne souhaitait pas l’attrister avec ses histoires. Mais voilà qu’en se reculant, elle lui demanda s’il allait bien. Elle voulait qu’il aille bien, elle voulait s’occuper de lui. Plus jamais elle ne l’abandonnerait.
Mais n’était-ce pas lui qui l’avait abandonné ?

Ils échangèrent un bref baiser, avant qu’elle ne l’accueille chez eux. A la maison. Il sourit, touché par l’énoncé. Un sourire à la fois bienheureux, mais chagriné. S’il était on ne peut plus comblé d’être de retour, il ne pouvait s’empêcher à ce qui s’était passé sur cette île…
« Je vais… bien. » Il ne voulait pas lui mentir, mais que pouvait-il faire ? Il ne pouvait tout de même pas tout lui dire. Il boitait déjà, aidé par un bâton de bois en guise de canne pour marcher de toute façon, elle avait bien dû le remarquer. En dépit des soins d’Azriel et de son équipage, la plaie s’était infectée et à présent, il ne pouvait qu’attendre que sa jambe soit entièrement guérie. « Maintenant que je suis rentré, tout va pour le mieux. » Sourit-il tendrement, honnête.
Voir son visage… Cela valait tous les maux du monde.

« Tout ce dont j’aurais besoin à présent, c’est de ta présence à mes côtés. » Aymeric dodelina de la tête, avant d’étirer un sourire un peu plus amusé. « Ainsi que d’un délicieux repas. » Il ne dirait certainement pas non à manger de bons petits plats. Que ce soient les mets préparés du temple ou ceux confectionnés avec amour par Cirilla, tout serait mieux que les fruits de mer et les poissons qu’il avait dû manger pendant des jours sur le navire pirate.

« Nous pourrons discuter à ce moment-là, si tu le souhaites. »
Il supposait qu’elle avait de nombreuses questions…

Il était hors de question de rentrer au château. Revoir ces marbres blancs, ces rideaux d’argent et ces meubles polis rappellerait à Aymeric le décès de son frère ; et son inéluctable échec.
Il avait été incapable de sauver Kevan de sa démence. Corrompu par le pouvoir et une envie dévorante de posséder plus, l’aigle était tombé de ses cieux, il avait brûlé ses ailes, chuté de son nid trop douillet. Durant les longues heures de sa convalescence à bord du navire d’Azriel, Aymeric avait tourné et retourné la question dans son esprit. La réalité était là ; son frère était mort ; mais une autre vérité pointait le bout de son vilain nez.

Quoi qu’il en pense, quoi qu’il en dise, il n’aurait jamais pu influencer Kevan.

C’était terminé dès le départ et Aymeric avait dépensé de nombreuses années pour tenter de l’arrêter, en vain. C’était idiot et il s’en rendait à présent compte. C’était une souffrance qu’il s’obstinait à cacher, supposant peut-être que de l’ignorer éviterait que la douleur devienne réalité.
Mais la nuit, elle revenait, crépitante et sournoise. Il ne pouvait pas lutter contre.
Il n’avait jamais été doué, de toute manière, pour cacher ses émotions et encore moins aux gens qu’il aimait. Une pensée paradoxale, puisque Kevan n’avait jamais su deviner ce que son frère espérait pour lui. Était-ce parce qu’il ne l’aimait pas assez, ou simplement parce que Kevan était si fermé et têtu qu’il se refusait à croire qu’on puisse se préoccuper de son sort ? Allez savoir.

Bref, Aymeric suivi volontiers Cirilla. N’importe où, partout ou ailleurs, mais avec elle. Cela lui convenait.

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Assis à table, Aymeric contemplait le bois du meuble tandis que l’odeur d’une délicieuse soupe lui parvenait aux narines. Il ne releva les yeux, sortant de ses pensées, quand Cirilla arriva avec la marmite bien chaude, servant de généreuses louches.
De la soupe aux légumes d’Hébra. Il étira un léger sourire nostalgique. Petit, il mangeait souvent cette soupe, surtout lorsque l’hiver se faisait plus mordant que d’habitude. Sa mère… comment allait-elle ? Savait-elle que Kevan était mort ?
Devrait-il le lui annoncer lui-même… ?

Le repas arriva sous son nez. Il redressa la tête, contemplant le bouillon fumant avec une incrédulité quelconque. Encore une fois, l’odeur de la soupe venait interrompre ses sombres pensées. Il alla se frotter les yeux, jusqu’à pincer l’arête de son nez, et leva le regard vers Cirilla.
« Merci. Tu ne sais pas à quel point cela me fait le plus grand bien. » A coté des goulaches et bouillis étranges du navire, autant dire que c’était un repas de maître qu’il avait là ! Simple, mais efficace, et surtout, préparé avec une affection démesurée. Imitant la prêtresse, il plongea sa cuillère dans la soupe, l’agitant mollement, perdu dans ses pensées une énième fois.

Il leva la cuillère avec automatisme, souffla sur le liquide, mais au moment de prendre une première bouchée, il se stoppa net. L’hésitation le poussa à reposer le couvert dans le bol, créant un tintement discret qui raisonna dans la petite pièce.
« Ciri. Je ne peux pas simplement… Je dois te parler. Maintenant. » Il n’arrivait pas à garder la face et plus les minutes passaient, plus le poids à porter était lourd. Une partie de lui peinait d’infliger cela à sa douce – qui plus est sans avoir touché au repas qu’elle avait préparé avec amour – mais s’il ne se vidait pas l’esprit, il ignorait trop où celui-ci irait se perdre dans les minutes à venir.

D’un mouvement, Aymeric recula sa chaise. Il s’accouda sur ses genoux et enferma son visage dans ses mains, en proie à un désespoir profond qui semblait surgir de nulle part. Il s’agissait, en réalité, d’une douleur enfouie qui refaisait seulement surface.
« Il est mort. » A cette date, Kevan avait même déjà été enterré dans la crypte familiale, aussi Cirilla était forcément déjà au courant. Simplement, Aymeric était perdu dans la temporalité, ayant passé tout ce temps à bord du navire pirate. L’amphithéâtre avait été sa première destination. « Par Valoo… Je l’ai vu mourir, si près de moi… » Il abaissa ses mains, dévoilant des yeux rougit par des larmes. Il regardait Cirilla comme s’il l’implorait de le soustraire à cette douleur contre laquelle elle ne pouvait pourtant rien – et il le savait.
« Je n’ai rien pu faire. Rien… Ciri, j’aurais tant voulu… faire quelque chose… » Le dernier mot s’étouffa pitoyablement dans sa gorge trop serrée. Le sanglot qui le quitta ne fut que le premier.
Cela ne servait plus à rien de faire semblant d’être fort, joyeux ou courageux. C’était trop difficile.