Legends never die, they become a part of you |Talia

An 1000, lune 6, jour 3
Cela fait quatre lunes précisément que Cardan a commis cet acte odieux, assassinant son frère et qu'il garde le secret, seul, avec sa tante. Aujourd'hui, cette dernière a décidé de rester seule dans la demeure du Vundahr. Ne pouvant plus supporter ni sa vue, ni le son de sa voix, Cardan a décidé de passer ses derniers jours enfermé dans son atelier à coudre. Son œuvre désormais terminée, il ne lui reste plus qu'à la livrer. Et comme à chaque fois, c'est lui qui se charge de ce qui pourrait être un fardeau pour d'autres, car il veut toujours s'assurer qu'il n'a commis aucune erreur dans les mesures. Alors, il s'empare d'un cheval d'écuries voisines et se met en route vers le Château de Metzli. Talia n'a rien commandé, mais Océrian, oui. Et quatre lunes après sa mort, Cardan a estimé que c'était le bon moment de revenir parler de cet événement douloureux.

Pendant tout le trajet, le Twili s'efforce de penser à autre chose qu'à la douleur de son geste. Il a un goût aigre sur la langue et ne parvient pas à s'en débarrasser. Il a mâché quelques graines immondes et amères avant de se mettre en route. C'est une habitude qu'il a prise depuis qu'il connait sa belle-sœur. Enfin, ex belle-soeur, puisqu'elle ne porte plus le nom de sa lignée. Ses pouvoirs de prophétesses l'ont toujours effrayé, car il a toujours craint qu'elle le percerait à jour. Quand il est à ses côtés, il fait tous les efforts du monde pour penser à tout, sauf à son ombre teintée de sang.

Arrivé au château, le Twili est pris d'un profond malaise. Droit sur son cheval, il a revêtu un costume queue-de-pie rouge avec un pantalon et une veste noires. Laissant son cheval à l'entrée, il se fraie un chemin dans le château, l'immense boîte dans les bras. Soudain, il a l'impression que c'est la pire idée qu'il ait eu, d'obéir à son frère puisque de toute façon, il ne sera même pas payé pour ça. Ayant l'impression d'être englouti par les murs de pierre, il poursuit son chemin, faisant demi-tour plusieurs fois, avec la terrible impression d'être suivi. Se focalisant sur son haleine immonde, il reprend contenance et se dirige vers les appartements des proches de la Reine, dont Talia.

Il trouve évidemment des gardes qui tentent de l'empêcher d'approcher. Poussant un long soupir, il leur montre la boîte muni du blason de sa famille et se met à marmonner sans politesse. Il n'avait pas oublié que la sécurité du château était renforcée depuis quelques lunes, mais avait espéré qu'ils le laissent entrer. « J'ai une livraison pour Talia Vajanská. Si vous doutez de mon honnêteté, amenez moi à elle et tranchez moi la gorge si cette option se présente. » Après quelques minutes de discussion qui ne mène à rien, l'un des gardes accepte finalement d'aller chercher Talia et décide de faire patienter Cardan. Obligé de rester dos au mur par précaution, le Twili perd patience alors que le regard suspicieux du garde lui donne terriblement envie de laisser Ombre faire son travail. Mais il ne le fait pas. Céder à la tentation de tous les égorger ne ferait que le précipiter dans sa tombe.

Quand il voit la silhouette de la jeune femme revenir, il pousse un soupir de soulagement, et lève les yeux au ciel. « Talia, enfin ! » s'exclame-t-il avant de sourire poliment. « Navré de te déranger. Mon esprit était occupé par ma mission, que ces gardes ne me laissent nullement accomplir. » Il désigne la boîte noire du menton. « Je préfèrerais que tu ne l'ouvres pas dans ces immondes couloirs remplis d'humidité. Si ces messieurs acceptent de me laisser t'approcher. » ajoute t-il, s'étant décidément levé du mauvais pied pour être d'aussi mauvaise humeur.

Après ce qui lui semblait une éternité à être observé et juger par des gardes suspicieux, Talia fait son entrée. Aussitôt, sa nervosité d'être en ces lieux après avoir commis dans sa vie des crimes horribles s'envole, et il peut souffler, et même sourire. Depuis que son frère n'était plus là, il avait fait tous les efforts du monde pour être présent pour sa belle-sœur et lui rendre visite, s'assurant qu'elle ne sombrerait pas dans le mal après avoir perdu son époux. Leur amour était si fort, et même si le Twili avait longtemps été jaloux de son aîné, il avait fini par y voir lui aussi une forme d'espoir qui devait durer éternellement.

Délaissant les gardes pour s'approcher d'elle, il hausse un sourcil d'un air surpris. « Si tu es soulagée de me voir, c'est que les temps sont plus durs que je ne le pensais. » Au contraire, lui avait toujours été surtout soulagé de s'éloigner d'elle, car il ne savait que l'associer au visage de son défunt frère. En jetant un coup d'œil à la boîte qu'il tient dans les mains, il remarque l'expression de Talia et ne regrette pas d'avoir souhaité la livrer lui-même. « On se donne toujours du mal pour notre métier. Pour les commandes spéciales, j'aime m'assurer que mon travail a été bien réalisé. » commente-t-il. Il est vrai qu'admirer ses créations sur les autres lui procure une certaine satisfaction qu'il n'a pas quand il ne les livre pas lui-même. Et tant pis si cela lui fait perdre un temps précieux de réaliser tous ces allers-retours.

Acceptant de lui laisser son bras malgré le fil décousu de ses pensées, il finit par la suivre, n'étant soulagé que lorsque le regard des gardes ne peut plus se poser sur son dos. On l'a toujours trouvé suspicieux, et dans un sens, ils ont bien raison. Si seulement ils avaient également appris la discrétion, ça l'aurait arrangé. « Il est vrai que j'ai un talent de forgeron incomparable dans tout le Royaume et que je pourrais aisément cacher une arme dans cette boîte. » plaisante-t-il, presque vexé de ne pas pouvoir entrer librement dans le château en sachant que sa réputation n'est plus à faire. Décidant malgré tout de ne pas leur en vouloir, car tel est leur devoir, il referme la porte du salon derrière eux et accompagne Talia jusqu'au canapé.

Il ne s'y assoit pas, choisissant de déposer sur la table la plus proche son présent avant d'en défaire les nœuds délicatement. Malgré ses doigts cachés sous le tissu de ses gants, ses gestes sont précis et soignés. Il ne voudrait pas en abîmer un seul bord et encore moins le tissu à l'intérieur. « C'est un présent de mon frère. » lâche-t-il de but en blanc, peu habitué à faire dans la dentelle. « J'ignore à quel genre d'événement il souhaitait que tu participes, mais il m'a payé cher pour que tu sois sublime. Un chapelier de Psysalis est en train d'en fabriquer la coiffe correspondante, mais je n'ai pas pu attendre. » Il dépose le couvercle à côté, puis le croquis immonde que son frère avait dessiné pour l'aiguiller sur ce qu'il imaginait.

Il sort finalement la robe de son écrin et la soulève délicatement en souriant, les yeux brillants face à la beauté de sa propre œuvre. Après tout, pourquoi n'aurait-il pas le droit d'être ravi de ce sur quoi il travaille depuis des lunes ? Cette robe avait été réalisée en velours vert émeraude. Le col avait été réalisé en V pour une touche d'originalité, et les manches courtes étaient surmontées de perles que l'on retrouvait sur la moitié basse de la jupe. Le haut avait été réalisé sans corset pour la rendre plus fluide et s'attacher dans le dos grâce à des boutons en forme de perles, tandis que la jupe commençait à la taille et était faite pour épouser les hanches et frôler le sol. A chaque mouvement, le tissu allait se mouvoir et réveiller les nuances du vert brillant avec lequel la robe avait été réalisée. Loin d'être extravagante, elle faisait son petit effet et Cardan était plutôt fier de lui. « Il me répétait sans cesse dans nos correspondances que le vert était ta couleur. Elle fait ressortir tes cheveux. Et les perles, il n'a pas voulu m'en donner les raisons, mais il en voulait, même si j'ai tenté de le convaincre de ne pas en mettre. » Finalement, elles ajoutaient une touche unique à cette robe qui, sans cela, serait simple. Il avait mis des lunes, car il avait dû trouver le tissu qui convenait à Océrian, et du temps où ce dernier était encore vivant, il venait le voir régulièrement pour lui faire recommencer son travail. Océrian lui avait fait perdre beaucoup de temps avec ce projet, alors son cadet espérait que ce cadeau fasse plaisir à Talia.

Il n'avait jamais été prévenant, ou en tout cas, pas pour les bonnes raisons. Il n'agissait pas au hasard, chaque geste étant un prétexte de manipulation. Même s'il avait promis à son frère de ne pas le faire avec son épouse avant qu'ils ne se marient, ça avait été plus fort que lui. Rompre les promesses, voilà la seule chose dont Cardan Vundahr était capable. Au final, les gardes avaient raison de se méfier de lui. Il les aurait tué sans scrupule s'ils ne l'avaient pas laissé parvenir à Talia. Il se sentait déjà condamné par le sang de son frère sur les mains, de toute façon.

Heureusement pour eux, l'heure de leur mort n'était pas encore arrivée. Ils auraient encore quelques années de vie devant eux. Et lorsqu'il glissa dans la pièce, ses pensées lugubres l'abandonnèrent, comme soufflées par le feu brûlant dans l'âtre. Jetant alors un œil au dessin, le Twili poussa un long soupir. « Il n'y a pas plus piètre dessinateur que mon frère. » S'il n'avait pas été son frère, il n'aurait jamais su le relire. Ses lettres étaient irrégulières, illisibles, et demandaient à être décodées pour comprendre ce qu'il voulait dire. En plus du dessin, Océrian lui avait parlé de la façon dont il voyait Talia dans cette robe. Sans ça, elle n'aurait sûrement pas convenu à ses envies. Timide sourire aux lèvres, Cardan, relâcha lentement sa mâchoire, libéré d'un poids porté depuis trop longtemps, avant que la Vajanská ne le ramène brusquement à la réalité. Des secrets. C'était comme si elle savait de quoi elle parlait et durant la seconde qui suivit, le Vundahr retint son souffle, prêt à recevoir le coup de poignard tant mérité. Pourtant, rien ne vint, si ce n'est qu'un rire nerveux qui s'échappait de ses lèvres coupables.

Il releva le menton pour observer la réaction de sa belle-sœur face à sa création. « Talia... » A la voir ainsi soulevée par l'émotion, il lui fallut tous les efforts du monde pour ne pas trembler ni lui révéler la vérité. Comment avait-il pu briser ainsi sa vie alors qu'elle était parfaite, faite d'amour et d'espoir ? Par jalousie, et par crainte d'y perdre la vie, il avait égoïstement préféré se sauver que de sauver le seul Twili de la fratrie qui méritait encore de vivre. Déglutissant, il reprit la face en la voyant s'approcher. Hors de question d'avoir l'air de quelqu'un de fragile et surtout pas quelqu'un de coupable de quoi que ce soit. Son frère serait tout sauf fier de lui. Tout au plus, il devait le remercier d'avoir laissé son Ombre se charger de lui. Si seulement la jeune femme avait été complice, tout aurait été plus simple, elle aurait pu comprendre et faire revenir Océrian à la raison. Ignorante de tout ce qu'il organisait dans son dos... Le destin d'Océrian avait été scellé à la minute même où il avait perdu la tête. Et dire qu'en brûlant les preuves, il avait protégé Talia, portant au même passage le plus lourd des fardeaux.

Pris d'un tremblement de panique, Cardan ferma les yeux et respira lentement par la bouche pour se calmer. C'est l'émotion qui lui remue les tripes. La main de Talia se posant sur son épaule le fit sursauter tant il n'était pas habitué au contact des autres, et il rouvrit les yeux, souriant tristement alors que leurs regards brumeux se croisaient. « Je comprends mieux. J'ai eu un mal fou à trouver ces perles, mais je comprends mieux... » Il avait fait jouer des relations pour réussir à s'en procurer assez, mais il est vrai qu'il se rappelait les ornements de leur mariage, et de la façon dont Océrian l'avait chambré pendant des lunes à propos de ces détails. « Ne me remercie pas. » Ni maintenant, ni jamais. Il la tendit à la jeune femme pour qu'elle la prenne dans les bras et vint s'asseoir finalement sur le sofa, soulagé qu'un objet porte son poids devenu trop lourd pour lui. « Il faut que tu l'essaies. Il m'avait prêté une de tes robes pour les mesures mais je veux m'assurer que je n'ai pas d'autre retouche à faire. » Parce que ce serait trop difficile de s'y remettre et de regarder à nouveau Talia droit dans les yeux. « Tu as un paravent ? Sinon, je m'éclipserais le temps que tu te changes. » A vrai dire, il se moque bien de son corps, qui ne l'attire pas. Mais il a bien compris avec le temps que les gens ne considèrent pas leurs corps comme des œuvres d'art ambulantes, et que certains ont plus de pudeur que d'autres. Et puis, il ne faudrait pas que d'horribles rumeurs viennent se mêler de son cas.

Un faible sourire éclaire son visage tandis qu'il hoche légèrement la tête pour approuver son commentaire. « L'heure n'est pas à la modestie, aujourd'hui. » commente t-il. Il est vrai qu'il ne se gêne pas généralement pour vanter les mérites de son talent. Il faut vendre, et plus on est confiant, plus c'est facile pour les autres de reconnaître que votre talent est au-delà de tout le reste. Avec Talia, nul besoin de s'appesantir sur les mots. Pas aujourd'hui, pas maintenant. Alors, il la laissa s'éloigner et il profita du calme pour observer les lieux, et réfléchir. A chaque fois, le doute persistait. Avait-il effacé vraiment la totalité des preuves de la trahison d'Océrian, ou en restait-il une entre ces murs ? Talia aurait pu mille fois découvrir son secret. Peut-être devait-il se tuer lui-même pour effacer la dernière preuve qu'est sa mémoire, mais ce serait trop risqué, et surtout, sans retour en arrière possible. Et si son frère ne l'avait pas entraîné dans ses magouilles, son honneur serait peut-être sauf et il prendrait soin de la Vajanska, mais Océrian serait mort malgré tout, ses plans révélés au grand jour.

Fronçant les sourcils, il mit quelques secondes à sortir de sa torpeur pour observer Talia qui revenait du paravent. Il se leva en souriant franchement, fier de son œuvre. Dès qu'elle tournait, elle donnait l'impression d'être née avec cette robe. Oui, c'était parfait. La couleur donnait de la splendeur à sa chevelure, le brillant de la robe forçaient le regard à se tourner vers elle, et les perles étaient faites de son charme. « Il t'aimait. » constate-t-il en haussant les sourcils, presque surpris de lâcher un tel compliment. Il n'en doutait pas, mais à la façon dont son frère avait pensé cette robe, il le voyait. Océrian n'aurait jamais épousé d'autre femme que Talia. Instinctivement, Cardan avait été jaloux de cette liaison. Lui, avec son cœur de pierre, n'avait pas su aimer. Il s'approche alors de sa belle-soeur et hoche la tête, comme un artiste hocherait la tête face à son œuvre, se demandant si c'était vraiment parfait. Naturellement, il vient mettre les mains sur le tissu, défroisser chaque pli, ajuster les boutons servant à la fermer, aligner le col, le tout, sans jamais toucher la peau du bout de ses doigts. Là, il recule encore puis s'écarte pour venir lui désigner le miroir. « Avec des perles dans tes cheveux, tu as l'air d'une Reine. » et peut-être était-ce le but d'Océrian, de faire en sorte que sa femme et lui montent dans la hiérarchie. Alors pourquoi l'aîné avait-il essayé de mettre le seul Twili encore vivant sur le Trône ? L'énigme ne serait jamais résolue. « Bien. Je crois que je n'ai rien à toucher pour la parfaire. Elle l'est déjà, et ce serait une offense que d'y toucher à nouveau. » commente t-il sincèrement. « Te plaît-elle ? » demande t-il pour qu'elle exprime à son tour les sentiments qui l'habitent quand elle se voit dans cette tenue.

Cardan détourna le regard, laissa Talia verser les quelques larmes qu'il lui restait. Insensible à cette peine depuis des lunes, le Twili n'en laisse pourtant rien paraître. Tout est de sa faute, et en en ayant pris conscience, il a tout de suite estimé qu'il n'avait plus le droit de prendre les autres en pitié. Tel l'assassin qu'il était, il devrait vivre en assumant ses actes pourtant anodins. Son frère, Océrian, aurait pourtant été sûrement pire que lui si les rôles avaient été inversés. Étaient-ils foncièrement différents, tous les deux ? Ou le simple reflet de l'un et de l'autre dans le miroir ? Nul ne saurait le dire, car trop de secrets avaient creusé un fossé entre les deux Vundahr.

S'il a lieu, tu la porteras à mon mariage, songe-t-il sans vraiment y croire. Un profond pressentiment lui enserrait le cœur depuis qu'il était entré dans le château et il ne parvenait pas à s'en défaire. S'il se mariait, évidemment que Talia serait invitée. Avec cette robe, il aurait l'impression qu'elle serait venue avec son frère, et ce serait la chose la plus agréable de la journée. Malheureusement, il gardait ses pensées pour lui temps que rien n'était encore officiel.  « J'accepte tes remerciements. » conclut-il en hochant la tête, pensant que pour une fois, son aîné aurait été ravi qu'il les prenne. Petit sourire aux lèvres, il sent qu'il est temps pour lui de quitter cette entrevue. « Oh, tu sais, nous n'étions pas si différents, avec Océrian. » Il ne veut rien sous-entendre, mais le fait malgré lui. Leur cœur était aussi pourri l'un que l'autre jusqu'à la moelle. Comme dans un mauvais conte, l'un y avait survécu et l'autre y avait succombé, et comme dans tous les contes, celui qui reste aurait préféré passer de l'autre côté. Lentement, il la salue d'un signe de tête respectueux, l'esprit léger d'avoir accompli cette dernière requête de son frère. « Prends soin de toi, Talia. Nous nous reverrons bientôt. » Lui souriant sincèrement, il finit par se détourner d'elle et de quitter la pièce sans plus attendre. Il s'en voulait pour tout ce qu'il lui mentait, il s'en voulait d'avoir envie de lui porter de l'affection pour honorer son frère. Alors, pour tenter de se donner bonne conscience, il s'efforça de penser qu'elle aurait bientôt un avenir radieux, même s'il n'y croyait pas une seule seconde.