Sans un père on n'est personne feat. Alexander

Par une quelconque chance, Aleksander et Fallon étaient toujours en vie. Quittant les décombres du château duquel ils venaient de prendre la fuite, ils se retrouvèrent bientôt avec d’autres survivants, tous plus ou moins blessés les uns comme les autres. Au loin, ils avaient survécu. Au moins, ils n’étaient pas seuls.
Au travers la blessure qu’il avait subie, Aleksander tenta de lutter. Il voyait flou sur la fin et dû accepter la tragique vérité ; il n’était pas aussi fort qu’il se l’imaginait en cet instant. Son profond désir de protéger Fallon envers et contre tout lui permis de se traîner jusqu’à la tente de secours, mais sans plus. Son obstination lui exigea de vouloir s’occuper de Fallon lui-même, mais impossible. Pas avec son bras dans un état pareil.

Lorsque l’adrénaline chuta, le twili commença à sentir le gel de la souffrance imprégner le haut de son corps. Sa poitrine toute entière peinait à se soulever à chacun de ses souffles. On l’allongea près de sa fille, mais il lui fut incapable de s’en apercevoir ; toute sa fierté s’était envolée pour faire place à une véritable douleur qui faisait grimacer son visage. Le débris de verre fut retiré par une magicienne qui faisait de son mieux pour panser sa blessure, mais même la magie avait ses limites…

A son grand dam, Aleksander s’aperçu bien vite que son bras serait inutilisable quelques jours. Il espérait réellement en retrouver la fonction. Si ce bout de verre avait sectionné des nerfs importants… La convalescence promettait d’être longue.

Un sortilège de la part de la guérisseuse permit d’endormir ne serait-ce qu’un tantinet la blessure. Pourtant, un problème perdurait ; il ne sentait plus du tout son bras. Comme paralysé, parfois, des picotements surgissaient, mais ils étaient vifs, électriques, douloureux. Impossible de bouger. Cette affreuse impuissance le laissa grimaçant et honteux. Qui plus est devant sa fille ! Pauvre, pauvre et brave Fallon, obligée de rester là, à le voir ainsi. Il avait une sainte horreur de cela.

C’est justement sa voix qui le sortit d’une torpeur à demi-endormi. Ou évanoui. Elle demandait de l’aider. Qu’y pouvait-elle ? Il ne pouvait pas lui donner de remède miracle ; il n’y en avait pas. Il ressentait son inquiétude… Il ne pouvait pas l’abandonner à son impuissance ainsi. Il ne voulait pas qu’elle se sente si faible et incapable de faire quoi que ce soit— même s’il peinait à accepter de l’aide de celle qu’il voulait à tout prix protéger des maux du monde.
Serrant les dents, il tourna la tête pour l’observer. Au-delà du voile flou de sa douleur, il devinait sa silhouette, ses boucles châtaines, son regard fatigué toutefois inquiet.

« J’entends ce que tu souhaites, Fallon, mais… » Le souffle faisait mal. Il grimaça, malgré lui, obligé de couper sa parole. Il se maudit de sa situation, du moment présent. Rien n’allait. Il était faible ; incapable de lutter contre ce mal. Lui ? Quelle plaisanterie. « …J’ai bien peur que tu ne puisses rien y faire. »
Il tenta de réfléchir à ce qu’elle pouvait bien faire. Il ne voulait pas la laisser en plan, comme ça.
« Si tu veux. » Commença-t-il pour attirer son attention. « Envoi une missive… à ta mère. Elle a sans doute déjà eu vent… des événements… Elle sera inquiète. » Il s’interrogea sur la propagation de ce phénomène. Psysalis avait-elle été touchée, elle aussi ? Non. Non, il ne devait pas penser à cela.
Il n’admit pas non plus être inquiet pour elle, Nilah et Sebastian. Il se rassura en se rappelant que si son fils aîné était présent, alors elles étaient certainement saines et sauves.

« Mais Fallon. » Il utilisa le peu de force qu’il avait encore pour serrer sa main dans la sienne, l’empêchant de quitter son chevet pour accomplir cette mission de suite. Il soutint son regard avec insistance. « N’implique pas mon état. Elle n’a pas besoin… de tout savoir. » Malvina risquerait de faire tout le trajet jusqu’aux ruines du château ne serait-ce que pour le retrouver et s’assurer de son état de santé si Fallon lui disait tout.
Cela dit, ce n’était pas comme si Aleksander pourrait vérifier la missive avant son envoi.

La déception de Fallon était perceptible ; évidente et réaliste, honnêtement. Aleksander n’en attendait pas moins d’elle. Parfois, il se demandait d’où elle tenait cette humanité qui l’animait. Ce grand cœur qui, sans hésitation, tendait la main vers les autres. Ce sourire, cette lumière, elle ne venait sûrement pas des profondeurs de Metzli. Cette perle rare, plus rayonnante que n’importe quelle autre femme twili qu’il connaissait, était bien sa fille adorée. Il en était fier ; mais parfois, il ignorait trop comment lui répondre sans la blesser.
Elle voulait aider, voilà tout. Elle savait que la meilleure chose à faire était de prévenir Malvina, de lui dire la vérité. De toute manière, elle se rendrait bien compte de la situation lorsqu’elle arriverait, n’est-ce pas ? Et quelle colère que celle d’une femme à qui l’on ne disait pas toute la vérité.
Pourtant, la fierté d’Aleksander était plus forte. Il préférait attendre l’inévitable ; que Malvina arrive ici, à leur chevet, et qu’elle se rende compte du mal enduré. Qu’elle voit le bras couvert de bandage de son époux, son épaule immobilisée, les dégâts provoqués par ce tremblement mais surtout par le verre éparpillé et cette maudite fenêtre, qui s’était logé si près de sa clavicule.
Oh, pour sûr qu’il essuyait son indignation.

« Bien sûr qu’elle saura… Elle sait que je ne lui écris qu’en dernier recours. » Il esquissa un sourire discret, qui s’effaça l’instant d’après. Certes, la missive viendrait de la main de Fallon, mais la situation concernait son père également, ce qui mettrait la puce à l’oreille de Malvina. Oh, tendre épouse trop perspicace… Cela lui avait causé bien du tort par le passé. Combien de fois l’avait-elle trouvé effondré de fatigue en plein cœur de la nuit, trop obstiné à s’entraîner pour maîtriser ses pouvoirs, et ainsi pouvoir protéger les siens ? Il se rappelait ses remontrances, ses lassitudes.
L’on ne changeait pas si aisément un vieux mage, en toute évidence.
Fallon voulait arrondir les bords de la situation, expliquer ce qu’il s’était passé avec douceur afin de ne pas choquer sa mère. Aleksander pris une profonde inspiration, qu’il expira non pas sans grimacer légèrement, sentant un tiraillement glacé et profond dans sa poitrine. Ce qu’elle était têtue ! La digne fille de sa mère. Quoi qu’il ne fût pas en reste de ce côté… Le twili ferma un moment les yeux, l’écoutant parler, bercé, d’une certaine manière, par la voix inquiète de sa progéniture.
« Fallon… » Elle continua, ébranlée, confiant vouloir l’aider. Elle respecterait sa requête, mais quelque chose la tiraillait, il pouvait le sentir. Elle se sentait coupable de mentir à sa mère. Elle ne voulait pas faire face à sa fureur et son inquiétude lorsqu’elle arriverait ici, ayant pris son meilleur cheval pour arriver le plus vite possible à leur chevet, ses cheveux blonds en pagaille, le regard paniqué, en quête de ses adorés. Oh, il imaginait déjà la scène.

Il ignorait trop quel était ce sentiment, mais il ne se sentait pas de lutter contre la vulnérabilité de sa fille. Était-ce une lassitude, de la fatigue, ou autre chose ? Quoi qu’il en soit, il ne voulait pas qu’elle souffre davantage. Elle supportait déjà le poids insupportable de l’inquiétude.
« …Soit… Mais n’entre pas dans les détails… Inutile de— » Le dernier mot s’étrangla juste alors qu’il sentait une douleur cuisante lui prendre tout le côté du corps. La magie apaisante qu’on avait lancée sur lui – à l’image d’une sorte de morphine mystique – s’était envolé, rappelant au corps bien trop humain d’Aleksander qu’il était loin d’être guérit. Sa fierté l’obligea à serrer les dents si fort qu’il s’en fit mal à la mâchoire, mais aucun son ne quitta sa gorge, aucune plainte. Juste un homme qui luttait pour ne pas se recroqueviller sur lui-même, en proie à un sentiment glacial et poignardant.
Pour le twili, il n’y eu que du silence, qu’un bruit sourd dans ses oreilles qui l’empêcha d’entendre ou de comprendre ce qui se passait autour de lui. Pour Fallon, elle pu voir un mage qui s’approcha immédiatement pour lancer à nouveau ce sortilège apaisant qui vint, petit à petit, permettre à Aleksander de ne plus souffrir autant.
Sa main, toujours dans celle de sa fille, avait involontairement serré avec force. Un fébrile tremblement le parcouru, jusqu’au bout des doigts.

« Toutes mes excuses. Le sortilège s’est dissipé plus rapidement que prévu. » La tête embrouillée et les idées troubles, Aleksander rouvrit les yeux, une migraine atroce lui prenant le crâne. Il entendit l’homme bafouiller quelques excuses. « Lord Hesediel dispose d’une résistance plus importante à la magie… J’imagine que c’est la raison pour laquelle mes sorts persistent moins sur lui. Pardonnez-moi. » Aleksander ayant encore un bourdonnement affreux dans les oreilles, il ne s’enquiquina pas d’une réponse. Le jeune homme s’inclina respectueusement devant Fallon, visiblement embarrassé, avant de s’éloigner, se notant sans doute mentalement de garder un œil sur ce blessé en particulier…

L’amour d’un père pour sa fille n’avait aucune limite, mais celui d’une fille pour son père pouvait déplacer des montagnes. Fallon, si aimante et inquiète, se tenait là, près de celui qui, ne le saurait-elle donc jamais, lui avait sauvé la vie plus d’une fois des mains de la Confrérie Noire.
Aleksander ne lui avait jamais parlé de cela. Il ne le souhaitait pas ; elle n’avait pas besoin de le savoir, car à quoi bon ? Cela risquerait, au contraire, de l’inquiéter inutilement, et s’inquiéter, c’était souffrir deux fois. Nilah allait bien, son père allait bien… elle était saine et sauve. C’était là l’unique importance pour l’Hesediel. L’homme qu’il était, si fière et austère, n’avait bien qu’un seul talon d’Achilles ; et c’était ses précieuses filles.

La douleur dorénavant estompée, le mage parvint à trouver un semblant de quiétude pourtant relativement inconfortable et méconnue pour lui : il s’endormit sans vraiment s’en rendre compte, ni le vouloir. La magie de ce guérisseur était totalement d’un autre niveau. En dépit de sa résistance habituelle, Aleksander plongea dans un sommeil bien plus profond qu’à son accoutumée ; de quoi désarçonner le magicien au réveil, à n’en pas douter.

Il ne rêva aucunement. Aleksander ne rêvait plus depuis de nombreuses années déjà. Il n’y avait que des sons, le noir et, bientôt, la lueur du petit matin, lorsqu’il ouvrait les yeux après ce qui serait caractérisé d’une simple sieste par le commun des mortels. Car depuis la tentative d’assassinat sur ses filles, Aleksander s’était durement entraîné pour résister à la nécessité pourtant si vitale et basique qu’était le sommeil.
Et cela avait fonctionné, en toute évidence, puisqu’il n’avait plus besoin que de trois heures par nuit.

Le temps passa, sembla sans doute long pour Fallon. Elle fit parvenir sa lettre à sa mère, et celle-ci fut envoyée expressément à la demande de la jeune fille. Ce ne fut pas long qu’un corbeau apporta le message à la mère de famille, et ce fut encore moins long avant que Malvina n’enfourche son cheval afin de rejoindre Itzal.

Il lui fallut un peu plus de quatre heures pour rejoindre sa destination. Elle brava le vent et les monstres sur son chemin devinrent poussières sous sa puissante (et pourtant bien peu utilisée) magie. Ils n’eurent guère le temps de manifester leur envie de la menacer qu’ils étaient déjà à l’état de cendres.
Son arrivée fut remarquée par les guérisseurs des lieux. Son cheval, une magnifique bête à la robe noire et d’une stature intimidante, émit un hennissement courroucé lorsqu’on tenta de l’arrêter, soulignant que des malades se reposaient et qu’il ne fallait pas les déranger. Malvina jeta un regard furibond à l’homme qui s’interposa, tirant les rennes de sa monture avec force.
Elle exigea qu’on l’emmène à sa fille, ainsi qu’à son époux.

Vêtue d’un haut à corset noir et vert sombre laissant une élégante traîne tomber derrière elle, un pantalon et des bottes ébènes, la cavalière se précipita à l’intérieur de la tente, où son mari dormait toujours et sa fille était réveillée. Son regard, furieux et secoué, s’attendrit à l’instant même où elle reconnut ses proches.
« L’Arbre Obscur soit loué. » Soupira-t-elle avant de presser le pas vers Fallon, elle-même épuisée du chemin qu’elle venait d’entreprendre. Elle était éreintée, mais cela en avait valu la peine, et la cavalière expérimentée qu’elle était ne saurait se plaindre d’une chevauchée même aussi longue. Malvina enlaça chaleureusement sa fille, la pressant contre elle avec affection, avant de se reculer en posant les yeux sur Aleksander, ses mains toujours sur les épaules de sa progéniture.

« Comment va-t-il ? » Certes, Fallon avait détaillé un peu dans sa lettre, mais Malvina voulait l’entendre de sa voix. Elle déglutit, épuisée de son parcours, puis tourna les yeux vers Fallon, ses mains pressant ses épaules avec affection. « Et toi, ma chérie ? Nilah n’a pas pu m’accompagner… Elle t’offre ses plus affectueuses salutations, et espère que vous rentrerez bientôt tous les deux. » Voilà qu'elle repoussait une mère de ses cheveux, scrutant son visage. Malvina camouflait avec brio son inquiétude grandissante. L’on pouvait observer ses yeux qui cherchaient le moindre signe de blessures ou de problèmes. Elle nota que son mari respirait – lentement, posément, endormi – et cela la rassura.
Mais l’inquiétude d’une mère surpassait tout, absolument tout.