At the gates of shadows (Talirian)

Trois jours, et il a l'impression d'en avoir vécu cent autres. Trois jours à nager, marcher, et à devoir supporter le regard d'Eluna comme si elle menaçait de le tuer à chaque faux pas. Il n'avait pas bronché malgré la douleur de sa jambe fraîchement guérie grâce à l'aide de son ami, ne s'était jamais plaint alors que sa gorge le brûlait atrocement et que sa peau brûlait au soleil. Il avait tenté d'être bavard, mais avait vite compris qu'il ferait mieux d'économiser ses paroles et avait finalement gardé ses anecdotes pour lui, se contentant de chantonner quand l'angoisse du voyage le prenait. Quelquefois, il avait posé son regard sur elle et avait hésité à lui demander de le laisser là, où de l'achever, tant sa présence comme une ombre lui était devenu insupportable. Il n'avait jamais passé autant de temps avec quelqu'un d'aussi antipathique.

Alors, lorsqu'ils arrivèrent à la frontière, ils avaient beau se trouver en présence d'un garde digne des pires mécréants, Talirian n'en avait été que plus soulagé de trouver d'autres chevelures que celle d'Eluna, si rousse qu'il en rêvait la nuit. Il ne voyait plus que cette couleur de feu, ici, partout et tout le temps, à tel point qu'il ne daignait même plus la regarder dans les yeux pour effacer cette image terrifiante qu'elle lui renvoyait. Muet, il la laissa les guider à travers les nouvelles contrées dont il n'avait qu'une poignée de souvenirs ridicules, comparés à ce qu'il allait désormais vivre. Pourtant, cette fois, alors qu'elle souffle des menaces, il croise enfin son regard, serrant la mâchoire d'un air blasé. « Comme si j'avais le choix. » marmonna t-il avant de poursuivre. « J'ai compris. » Même si ces ordres sont simples, il a bien du mal à s'y plier. Il avait espéré qu'une fois arrivé dans un lieu habité, qu'il puisse lui fausser compagnie ne serait-ce quelques minutes pour aller s'amuser. Mais les ordres qu'elle lui envoie ne sont que le reflet du monde dans lequel il vient de mettre les pieds. Puisqu'elle semble savoir ce qu'elle fait, il décide d'obéir, par crainte pour sa vie.

A partir de cette instant, plus aucun mot ne quitta ses lèvres. Ses yeux s'attardaient par curiosité sur les paysages qu'ils traversaient, mais il restait aussi obéissant qu'elle le lui avait demandé. Il avait beau être têtu et livré à ses propres instincts, il sait ce que c'est que d'être un soldat et d'accepter les ordres sans broncher. Au moins, ils purent se reposer suffisamment grâce à leur nouveau moyen de transport bien plus pratique qu'un cheval dans une telle situation, et il la bénit silencieusement pour ça. Enfin, après ce qui lui parut une éternité, il aperçut un Bazar dans lequel ils s'engouffrèrent. C'était exactement comme il se l'était imaginé, et pendant quelques minutes, il regretta d'être là, au début de ce long périple qu'est la vengeance.

Heureusement, Eluna semblait être connue et connaître les environs, sinon, il aurait déguerpi depuis longtemps. Les regards qu'on lançait à sa dégaine lui donnaient des sueurs froides. Son esprit ne fut apaisé que lorsqu'ils arrivèrent à ce qui serait leur tente. Poussant un soupir de soulagement, le Zora manqua de s'étouffer en se rendant compte qu'ils allaient devoir partager une même chambre. Si, dans le désert, il avait été facile d'être loin d'elle tout en restant à portée de vue, ici, ce serait impossible. Malgré, un air d'enfant boudeur ancré sur le visage depuis qu'ils étaient arrivés, il s'inclina par politesse auprès de l'esclave qui leur porta le repas, et saliva rien qu'à la vue des fruits qui, bien qu'ils étaient différents de Lanelle, n'en restaient pas moins appétissants. Il suivit Eluna à l'extérieur, son sac toujours accroché sur ses épaules puis le déposa près du même rocher, refusant de s'en séparer. « J'avais espéré ne pas passer une journée de plus avec toi, mais j'imagine que je devrais m'en contenter. » soupire t-il, regrettant aussitôt la dureté de ses paroles. Il faut dire qu'avec la chaleur et la fatigue, ses nerfs étaient mis à rude épreuve.

« Tout le monde est aussi coincé que toi dans les Landes ? » lâche-t-il finalement alors qu'il lui tourne le dos pour retirer son haut, dévoilant au centre de son dos un unique tatouage d'étoile de mer, qu'il avait fait faire pour ne jamais oublier son pays malgré ses multiples voyages. En soi, son geste est absolu stupide et il s'en rend bien compte quand il envoie rageusement son vêtement sur ses affaires, agacé de ce comportement qu'il supporte depuis trois jours. Il n'a rien d'autre à porter que ce haut, et se retrouve bêtement à regarder son sac, regrettant de n'avoir emporté qu'une piètre arme et une lyre. S'accroupissant devant ses affaires, il sort enfin sa lyre de son sac qu'il n'avait pas daigné ouvrir devant elle depuis trois jours. Contre ses doigts, le bois de l'instrument lui parut réconfortant et il vint le serrer contre son torse en fermant les yeux. Quand il se redresse, son regard semble adoucit. Il attrape un premier fruit et l'engloutit en quelques secondes. Il en dégustera d'autres après, mais pour le moment, il veut juste souffler. Alors, son regard se pose sur la jeune femme pour lui montrer son instrument de musique. « Tu permets ? Ou tu es aussi trop coincée pour quelques notes de musique et je dois m'en tenir à mon rôle de soldat et juste manger, me baigner ou dormir ? » Cette fois, c'est l'amusement qui éclaire son visage alors qu'il prend un malin plaisir à essayer de piquer son ego. Après avoir passé plusieurs jours dans la morosité et la souffrance, il ressentait le besoin de faire éclater soit une petite dispute, soit un peu de joie de vivre.

Elle n'a pas tort, et ça l'agace. Chaque conseil, même prodiguée sous le ton de la menace, est là pour l'aider. Elle a raison pour chaque mot qui franchit ses lèvres et Talirian ne peut pas supporter cette idée d'être soumis à la pensée d'une autre personne que lui. Il s'était toujours estimé libre d'avancer comme bon lui semble, mais sans personne pour veiller sur lui, il ne s'en sortirait pas. Il est mauvais en tout. En arts culinaires, il empoisonnerait plus facilement quelqu'un qu'il ne le régalerait. Au combat, il perdrait en quelques secondes. Même sa magie est un poids pour lui. A la nage, il s'en sortirait peut-être. En flirt... Il sait être séduit, mais n'oserait jamais avouer qu'il s'en sort correctement. Mauvais aurait dû être son nom de famille. Talirian LeMauvais. Sa mâchoire se serre de colère.

Un rictus éclaire ses lèvres et il lève bêtement les yeux vers elle. « Quoi que tu dises, je suis un soldat. Notre armée ne fonctionne pas comme la vôtre, mais les pratiques sont les mêmes. » réplique-t-il en repensant à ses propres années dans l'armée. Piètre soldat, mais il avait été fier d'en porter le nom. Tout ça n'était qu'une vaste blague. Il fait la moue à la suite de ses paroles qui irritent son ego. Talirian lève les yeux au ciel, son esprit bouillonnant déjà sous son crâne. Quand elle s'accroupit pour s'approcher de lui, il manque de défaillir. Il voudrait la pousser si fort qu'il pourrait la noyer dans cette oasis, quoi que cela ne ferait que renforcer sa propre mort. Quoi qu'il advienne, il est bloqué avec elle, et il devra se faire à cette idée, il le voit dans le fond de ses prunelles. « C'est vrai. Une pire et affreuse personne n'aurait pas hésité à me tuer. » commente t-il pour cacher la frustration qu'elle provoque chez lui. Rien que d'imaginer des milliers de gens comme elle entassés dans la même pièce lui donnent envie de défaillir. Il prit seulement conscience qu'il était en train de se jeter dans la fosse aux lions.

La fixant prudemment, Talirian appuie ses mains fermement sur le sol pour ne pas bouger alors qu'il sent son souffle sur son visage. Quand il la fixe aussi intensément, il voit autre chose qu'une tueuse. Il voit le regard d'une Zora qui lui a malgré tout sauvé la vie, et qui doit le supporter autant qu'il la supporte. En fait, c'est ce qui le rend fou depuis le début du voyage. Il aurait préféré la détester parce qu'elle est un monstre, une Yiga, il aurait voulu que ça lui donne envie de faire demi-tour. Mais le Zora avait toujours été attiré par cette part d'ombre, et aujourd'hui, il l'embrassait presque, au sens propre comme au sens figuré.

Plissant les yeux, il reprit enfin sa respiration quand elle s'écarta de lui. Il prit une seconde bouffée d'air censé le calmer et grignota à son tour un nouveau fruit, la tempête soudainement envolée. Il n'y a plus cette colère sourde au fond de lui, juste le calme plat, comme s'il avait enfin réglé un problème installé depuis longtemps. « Tu aurais dû en finir avec moi. Je ne serais qu'un poids pour toi. Nous ne sommes en rien compatibles. » souffle t-il, son cœur se serrant fortement à ces mots. Assis à côté d'elle, il se sent bête, et plus mauvais qu'il ne l'a jamais été. « Tu aurais pu trouver quelqu'un qui résiste à cette Région. Un gars musclé, grand, assez fort pour briser des jambes en deux. Au lieu de ça, tu n'as trouvé qu'un Zora égaré, qui ne sait pas manier les armes comme il le devrait malgré l'armée et dont les pouvoirs sont inutiles. » Il ne veut pas de sa pitié. S'il se dévoile, c'est parce que de toute façon, il vivra ou mourra à ses côtés ou par sa main.

Lentement, alors que sa jambe frôle celle d'Eluna, Talirian redresse le dos et cale sa lyre contre lui. Respirant par trois fois, il semble écouter le silence se créer autour d'eux avant de se mettre à gratter les cordes de son instrument. Ses doigts sont secs et ripent avant de trouver un rythme mélodieux. Le rythme lent de la musique apaise ses craintes et il ferme les yeux pour chanter par-dessus. C'est une ode qu'il avait écrite pour décrire la beauté de Lanelle, de ses fleurs et de ses champs, ainsi que de ses cours d'eau. Au début, il ne se passe rien, mais au bout de quelques minutes, il rouvre les yeux et des plantes et fleurs se mettent à pousser. Des petites fleurs sur les cailloux emprunts d'humidité, et d'autre sur l'oasis, ressemblant à ses nénuphars mais n'en étant pas. Des races méconnues qui colorent le jaune de leur environnement par un peu de vert, de rose et de bleu, arrachant un sourire au bougre quand il termine de chanter. Lentement, il cueille deux fleurs qui ont poussé à côté de sa jambe et les tend à la rousse. « Je ne suis bon qu'à ça. » souffle t-il en toute modestie, espérant qu'elle ait pu apprécier autant que lui la musique qu'il a fait planer sur eux.

Il claque sa langue contre son palais, agacé, tandis que les visages de ses camarades se superposent dans son esprit. Näde, Zachary, Ejo, Mysa, Jodariel, et tant d'autres. Un frisson le parcourt à l'idée de les oublier un à un, la teinte de leurs cheveux et l'intensité de leurs yeux. Le jour où il oubliera ce qu'il a vécu avec eux, alors, cela voudra dire qu'il a bien intégré les Yigas. Sera-t-il pourtant capable de les exécuter pour une guerre qui le dépasse, si on le lui demandait ? Il l'ignore. Il n'en a pas envie, préférant à ce jour se trancher la gorge que d'attenter à leur vie. « Non, tu ne comprends pas. » souffle t-il en haussant les épaules. « Le passé ne s'oublie pas. Vous pourrez m'effacer la mémoire ou faire ce que vous voudrez de moi, le passé ne s'effacera pas. Je le verrais toujours dans mon regard, dans ma façon de me comporter, et dans la façon de vous voir. » Après tout, s'il avait pu la sauver ou l'épouser avant qu'elle ne rejoigne leur cause, il n'aurait jamais eu besoin de chercher un moyen de se rapprocher d'elle. Bien qu'elle soit morte, c'est sa façon de faire son deuil avant d'être son moyen de se venger.

Au moins, il clôt cette étrange conversation avant qu'ils ne se remettent à se disputer. En se plaignant, certes, et en lui déballant ce fameux passé qu'on le forcera à oublier. Elle peut en penser ce qu'elle veut, le détester pour ça, il s'en moque. C'est surtout pour lui qu'il énonce ces vérités dans le vent. Il aurait souhaité plus que tout qu'elle l'achève en cet instant au lieu de le laisser continuer de parler comme un demeuré. Sauf qu'elle est silencieuse, et pas une seule seconde il ne se tourne vers elle pour essayer de trouver une expression sur son visage. Il est persuadé qu'il n'en trouvera aucune, et que leur entente est un cas désespéré. D'ailleurs, c'est ce qu'il pensait qu'il arriverait quand il se mettrait à jouer et à chanter. Sauf que rien ne se passe. Lui, reste dans son monde en se moquant éperdument qu'un habitant du Bazar Assek ne débarque et ne le fasse taire. Il revit un peu par sa musique, et se sent déjà beaucoup mieux quand il l'achève. Pendant une fraction de seconde, sa colère s'est même envolé et il songe à faire des efforts pour mieux se comporter en présence de son bourreau.

Talirian est soulagé de la voir prendre les fleurs avec délicatesse. Il craignait qu'elle ne les lui arrache des mains pour en dépiauter chaque pétale un à un avec la même cruauté que quand elle l'avait trouvé dans la cabane au milieu de nulle part. Alors, quand elle avoue ne pas aimer la barbarie, le Zora hausse un sourcil surpris. Il ne s'est pas lavé les oreilles correctement depuis trois jours, alors il doit sûrement mal entendre, il ne peut pas y avoir d'autre explication censée. Son sourire l'effraie et fait frissonner l'échine du bouclé, qui menace de tomber dans les pommes à cette simple vue. Elle est jolie quand elle sourit, et semble tout à coup plus douce qu'elle ne le laisse paraître. Il pourrait presque se laisser feinter mais n'oublie pas ce qu'il a vécu jusqu'ici à cause d'elle. « Ah oui ? » Il n'arrive pas à imaginer un seul instant que ce groupe de vauriens soit mû par une stratégie et de la raison. A part le sang, d'ailleurs, qu'est-ce qu'il peut bien les motiver ? Dans tous les cas, avoir un mentor ne lui ferait pas de mal. Ce serait douloureux, parce qu'il repenserait sans arrêt à la façon dont Soluth l'a formé, et il comparerait sans cesse leurs coutumes et les siennes. Il ne sait pas si c'est une bonne idée, mais s'il veut survivre, il n'aura pas le choix. « Je vais y réfléchir. J'imagine que c'est le moment où je te dis merci. »

Son regard vient se poser sur les fleurs autour d'eux, qui mourront d'ici quelques heures en ne laissant derrière elles que des brins secs et sans vie. A vrai dire, quand il y réfléchit, son second pouvoir pourrait être utile. Même s'il n'est pas une forte tête, que ses muscles sont presque inutiles, il lui reste un peu d'intelligence et de bon sens. Sauf que s'il utilise ce second pouvoir, il ne pourra pas le faire avec des alliés autour de lui, au risque de les foudroyer. Il soupire soudainement, déçu de son incompétence. Sa survie serait bien limité dans les Landes Sauvages, et les efforts à fournir seraient douloureux. Qui sait combien de fois il craquerait ? Comme aujourd'hui, où on cœur est lourd et son esprit incertain.

Silencieusement, le Zora replonge dans ses pensées, admirant et grignotant d'autres fruits pour caler son estomac affamé. Sauf que le calme et le silence ont tendance à l'effrayer, et que pour les contrer, habituellement, il se laisse aller. Raconter des blagues, rire, chanter, danser. Les choses simples de sa vie de Lord qui lui manquent déjà, mais qui font tant partie de lui qu'il ne parviendra pas à avoir l'esprit froid et brutal d'un Yiga. « Je n'avouerais pas que tu avais raison. Jamais. » répond t-il en se redressant sur ses deux jambes. Il étire ses bras tranquillement et détache le bouton de son pantalon. « Et si par malheur ça arrive, ça voudra dire que je suis complètement désespéré au point de te faire aveuglément confiance. »

Il lui jette un regard avant de s'arrêter dans ses gestes. « Ferme les yeux, je suis pudique. Et t'as assez d'infos sur moi. » renchérit il en souriant face à ce mensonge évident qui vient paradoxalement annihiler ses propos précédents. Il laisse ses derniers vêtements sur le sol avec son sac et sa lyre et file tout de suite dans l'eau, laissant sa queue de Zora réapparaître alors qu'il s'allonge pour flotter à la surface. Le soleil fait ressortir le rouge de ses écailles, leur donnant la couleur d'un sang séché. L'eau lui fait tout de suite un bien fou, et quand il regarde le ciel au dessus de lui, il parvient à se dire que c'est pas si mal. « Tu devrais venir, elle est bonne ! Ou sinon je peux venir te chercher, pour te faire une première démonstration de ma force et de mon talent. » clame t-il en s'amusant à tapoter la surface de l'eau avec sa queue avant de plonger en arrière, s'immergeant complètement. Quand il remonte à la surface, une grande joie se peint sur son visage. Ils ont beau avoir marché et nagé pendant des jours, être dans son élément naturel lui a clairement redonné de la vie et des couleurs.

Il ne la remerciera certainement pas pour ça. Elle aura beau lui offrir tout ce qu'il souhaite sur un plateau d'argent, dont cette vengeance, ça ne suffira pas. Parce que si elle n'était pas venue le rencontrer, il serait sûrement à la recherche de ses amis, Näde et Zachary, et Ejo aurait trouvé le moyen de rallumer l'espoir dans son cœur. Sauf qu'ils ne sont plus là. Combien de temps avant qu'ils ne se rendent compte qu'il a disparu ? Il est tellement habitué à voyager qu'ils le croiront à l'autre bout du Royaume, et ce sera vrai, pour d'autres raisons. Tout ça, évidemment, Eluna n'a pas à le savoir car s'il a la possibilité de garder une part de lui, peut-être essaierait il de les sauver tous les deux, une dernière fois.

Au moins, une fois à l'eau, tous ces plans et toutes ces idées noires finissent par s'envoler. Le Zora sait qu'il ne reprendra pas d'autre bain avant longtemps, et qu'il lui faut en profiter un maximum. Il s'est toujours senti plus fort dans l'eau, et avait même appris à se battre dans cet élément naturel pour décupler sa force sur terre à l'armée. Seulement, peu de soldats décident de se battre dans l'eau et il dut oublier cette lubie trop vite avant de se faire arracher les écailles une à une par le lieutenant de son régiment.

Mais quelle idée avait bien pu lui passer par la tête ? Un peu d'eau fraîche et il devenait l'idiot du village ? Si c'était en ce genre de zora qu'il allait devenir à force de se transformer, autant se couper la queue tout de suite. Si seulement il avait un pouvoir de télékinésie, il aurait pu la pousser à l'eau sans avoir à bouger le petit doigt ! Ou s'il manipulait les algues ou les racines, là, ça aurait été utile. Mais la magie de Talirian était à son image : décorative, sans aucune puissance, juste là pour divertir -quoi que le Zora pouvait se vanter d'être un minimum utile, puisqu'il savait fort heureusement parler et marcher sur ses deux jambes.

Pendant quelques secondes, il se dit qu'il devrait juste continuer de se baigner et la laisser le rejoindre plus tard. Après tout, étant de la même race que lui, elle ne mettrait pas longtemps à craquer pour un bon bain frais sous la chaleur du désert. Et puis, s'il sortait de l'eau maintenant, elle le verrait nu, et elle aurait tout le loisir de se moquer de ça plus tard. Pourtant, dépourvu de magique à distance, il ne lui restait plus que cette option là. « La légende raconte que personne ne résiste à un Zora qui chante sur un rocher. » Foutaises. Il avait beau chanter, ça n'attirait pas tout le monde à lui pour autant. Quoi que cela aurait pu être agréable, dans ses rêves ou ses fantasmes et certainement pas dans la réalité. « Dommage que je n'ai pas de rocher. Bon, au moins, j'ai des fleurs. » Disons que tout à coup, il avait la flemme de chanter. Il n'avait grapillé que quelques fruits tout à l'heure et il avait faim, et s'il s'amusait à chanter, il dépenserait le reste de son énergie pour rien. Et puis, elle l'avait entendu chanter une fois, il ne lui ferait pas ce plaisir une seconde fois.

Lentement, il se remet à nager en sa direction, vers le bord avant de faire demi-tour. Il fait ça encore quatre fois, avant de se décider à reprendre une forme complètement humaine et de sortir pas à pas de l'eau. « Mais rétablissons une vérité, Eluna. » Il déteste toujours autant ces syllabes roulant sur sa langue. Il déteste ce prénom autant qu'il déteste la Zora qui le porte. Pourtant, ça ne l'empêche pas de se précipiter soudainement comme un enfant en sa direction. « C'est toi qui m'a lié à toi, et pas l'inverse. » Un sourire carnassier étire ses lèvres. Ses cheveux gouttent dans sa nuque et tout son corps ruisselle de l'eau dont il sort. Aussitôt, l'air est étouffant, et il voudrait déjà se retourner et se jeter à l'eau. Sauf qu'il n'a pas achevé sa mission. Il se plante devant elle, tentant de dissimuler le torrent d'émotions négatives qui le traverse. C'est à cause d'être qu'il est coincé dans cet endroit de malheur et, paradoxalement, il prend plaisir à jouer à leur petit jeu.

« Il y a une magie dont j'adore me servir. En fait, ce n'est même pas de la magie, c'est presque... De l'alchimie ! » commente t-il en haussant un sourcil alors qu'il vient poser ses doigts sous le menton d'Eluna pour lui redresser le menton. « Elle peut aspirer ton énergie, et pour les alchimistes les plus doués, ton âme et ta raison. » Il baratine, mais cela fait partie du fameux plan alchimique qu'il a mis en place. D'ailleurs, il n'y a pas qu'elle qui souffre dans ce plan puisqu'il sent déjà lui-même ses doigts le brûler, mais il ne les retire pas. De sa main libre, il lui lance une pichenette sur le front. « Si nous nous haïssons assez fort, peut-être que ces éléments s'annuleront, et que notre compagnie nous paraîtra enfin supportable. » souffle t-il en rapprochant son visage du sien, l'air trop sérieux pour s'amuser.

Et puis d'un coup, il plaque ses mains contre les hanches d'Eluna et la soulève de terre aussi facilement qu'un insecte. Il ignore où il puise soudainement cette force mais c'est loin de le perturber à l'instant présent. Il la cale sur son épaule et se retourne pour avancer vers l'eau, fier d'avoir attrapé un grand poisson. « Navré pour tes vêtements. On t'en volera d'autres demain, de toute façon, ce pantalon ne te va pas. En fait, ce haut non plus. Mais bon, je crois que tu serais pire sans tout cet attirail, alors je ne vais pas me plaindre davantage. » ajoute t-il en la lançant à l'eau avant de s'y jeter à son tour, prenant garde à la fureur qu'il aurait pu réveiller chez elle -après tout, vu son comportement dans la cabane et la noirceur de son regard quelques jours plus tard, il ne doute pas qu'elle puisse l'égorger pour avoir osé l'envoyer à l'eau sans aucune délicatesse.

Il ne s'attendait pas à pouvoir s'échapper maintenant qu'il était là. Il aurait dû s'en prendre plus tôt, la tuer quand il en avait l'occasion, ou se laisser tuer. Mieux : il n'aurait pas dû entrer dans cette cabane et se cacher jusqu'à être certain qu'il n'y ait plus personne. Faire semblant de ne pas avoir perçu sa présence. Talirian n'a jamais eu aucun instinct de survie. Ici, dans les landes arides, il se rend compte plus que jamais de sa stupidité d'enfant. Ne pas écouter ses parents et n'en faire qu'à sa tête avait été complètement puéril. Si les parents apprennent à se battre, c'est parce qu'il y a un monde où il en aurait besoin.

Il lève la tête juste à temps pour voir qu'Eluna est déjà près de lui, et il déglutit péniblement en voyant le visage qu'elle affiche. Il sait tout de suite qu'il a été trop loin dans ses mots et dans ses gestes, qu'il aurait dû se comporter comme un homme et non comme un gamin durant ces jours. Depuis combien de temps parvient elle à se contrôler alors qu'elle semble à deux nageoires de l'égorger ? « Je... » Même si on lui mettait une épée de vérité sous les yeux, il serait incapable de le crier. Autour du bassin, il ignore si quelques Gerudos les écoutent ou les voient. Il suppose que si personne ne s'est montré jusqu'ici, c'est parce qu'ils ont peur d'Eluna ou détestent les Zoras. Il ne la déteste pas. Il ne lui en veut pas. Elle est là, la vérité. Il s'en veut à lui et toute cette colère qu'il a montré n'a jamais été de sa faute à elle.

Soudain, elle perd le contrôle. Il essaie de se défaire de l'emprise sur ses poignets mais rien n'y fait. Quelques secondes plus tard, il se sent projeté vers l'arrière et son instinct de Zora le force à retrouver son apparence de créature pour tenter de ralentir leur course, en vain. Il ne faut jamais s'approcher de deux Zoras qui se défient dans leur habitat naturel. Il pousse un râle de douleur quand son dos heurte le rocher, et il sent sa peau s'écorcher. Contraint de se taire, il se plaque davantage contre la pierre chaude en espérant lui échapper, mais il est fait prisonnier. « Je croyais que tu me détestais. » souffle-t-il, tentant de surpasser la souffrance qui irradie dans son corps. Il n'a pas la force ni l'envie de se battre. Et pourtant, malgré tout ça, il ne peut pas s'empêcher de sourire, parce qu'enfin, elle daigne montrer une émotion. Il la pensait cruelle, sans cœur et monstrueuse. Quand il la voit dans cet état à cet instant précis, Talirian se dit qu'elle doit être sacrément seule dans son clan pour refouler autant d'émotions.

Gardant le silence juste pour la défier du regard, Tali semble s'être calmé complètement. Les traits de son visage se détendent alors qu'il baisse les yeux sur ses poignets entravés par les mains de la rousse, et quand il les repose sur elle, il affiche un air désolé. « Le seul moyen que tu auras pour étouffer ma lumière, c'est de me faire oublier mon passé. » C'est un jeu dangereux que de lui laisser la clé en main pour le détruire, mais il est prêt à le faire. Si par malheur il existait le moyen de lui retirer ses souvenirs, au moins, il aurait moins de scrupule à se jeter dans la gueule du loup. « Mais même en faisant ça, ce ne sera qu'une illusion. La même illusion qui me pousse à te détester pour oublier que... » Les mots ne parviennent même plus à prendre du sens dans son esprit. Alors, il ne finit pas sa phrase, car le silence est moins douloureux que la vérité. « Je suis désolé, Eluna. » Il ne l'a jamais regardé dans les yeux aussi longtemps ces derniers jours qu'aujourd'hui. Son odeur lui donne le tournis, et il sait que son cœur bat la chamade, révélant qu'il est effrayé. « Je ne sais pas ce qu'ils t'ont fait vivre pour que tu en arrives là... Ta colère est légitime. Mais elle prouve que toi aussi, tu as de la lumière en toi. Le fait que tu utilises ta magie de Zora le prouve, et que tu m'aies emporté avec toi le prouve bien plus encore... C'est dans notre nature, nous avons besoin de cette lumière. Tu ne pourras pas me forcer à te haïr. Alors lâche moi, s'il te plait. » Il se trompe peut-être. Il doit être fou de penser qu'elle peut encore être sauvée après des années à tuer des créatures pour une cause qui la dépasse. Le problème chez Talirian, c'est l'espoir qu'il porte en ce monde, et sa naïveté. « Tu n'es pas obligée d'être seule. » conclut il souriant sincèrement.

Il est naïf et l'a toujours été. Cette lumière, il a toujours été persuadé qu'elle existait chez tout le monde et qu'il suffisait d'ouvrir la porte pour la voir. Il n'avait jamais imaginé que quelqu'un puisse être réellement mauvais, éteint, comme un astre ayant déjà trop vécu pour continuer à éclairer ce monde. Non, sans l'esprit de Talirian, on nait soleil ou étoile. La seule différence est que, pour pouvoir être éclairée, une étoile a besoin d'un soleil à ses côtés, rôle qu'il a toujours adoré tenir auprès de ses amis. S'il abandonnait Eluna à sa propre noirceur, il ferait un piètre Talirian et ne pourrait pas s'estimer légitime de retourner auprès de ses amis un jour.  

Je voudrais tout savoir sur toi, pense-t-il instinctivement, sans oser en prononcer les syllabes de peur de la vexer. Il a été trop loin dans sa gentillesse et dans sa naïveté et ne fait qu'en payer le prix. Combien de fois a-t-elle eu envie de l'égorger depuis qu'ils avaient pris la route ? Combien de fois il a laissé son esprit vagabonder, se demandant ce que ses amis verraient en lui s'ils savaient ce qu'il était en train de faire ? Ils se diraient sûrement qu'il est lâche, mauvais, et qu'il a toujours caché son jeu. Ou alors qu'il est naïf, ou pire encore, qu'il pourrait essayer de faire ça pour les sauver tous. Il n'en sait rien et n'en saura jamais rien. Sa mâchoire se crispe, juste assez pour faire crisser ses dents les unes contre les autres. Oui, ce doit être pour ça qu'il fait ça. Pour les garder en sécurité, loin de lui, parce qu'il se sent plus seul que jamais. Ce n'est pas Eluna qui a besoin d'elle, c'est lui.

Quand il ferme les yeux, il ne ressent plus que deux choses : le contact froid et terrorisant de la roche dans son torse, et le contact chaud et rassurant de la rousse contre son torse. Un corps bel et bien vivant, alors qu'il s'était persuadé que celui des ennemis était toujours froid, terne et sans vie. Alors, il déglutit et l'observe, interdit. Il ne parvient à respirer que quand elle le relâche et s'écarte de lui. Le froid revient et l'aide à chasser ses pensées. Elle est certes vivante, mais elle est plus cruelle que n'importe qui. Un mot de plus, et elle lui écraserait la tête sur le rocher jusqu'à ce que son cerveau de Zora ne finisse en bouillie pour les piranhas, si elle ne décidait pas de le manger elle-même. Alors, pourquoi, par l'Avatar, continuait-il à se repasser en boucle cet unique instant où il avait cru voir une fêlure dans son âme quand il lui avait donné cette fleur ? « J'ai compris. » souffle t-il enfin. Pas d'excuses, rien de plus pour tenter de la contredire même s'il en meurt d'envie. Pas une larme, pas un seul cri, plus une seule once de colère. La vie l'a ainsi faite, il s'en accommodera.

Personne n'avait jamais réussi à faire taire Talirian de la sorte. Il continuait à parler, bêtement, ou à chanter jusqu'à ce qu'il en perde la voix. Et quand il l'observe alors que le silence leur fait entendre le léger bruit de l'eau et des rares coups de vent de ce désert, il se dit qu'ils ne devraient pas rester là. Il baisse le regard avant de soudainement le détourner, se punissant d'avoir osé la dévisager ainsi, puis s'écarte de sa pierre pour s'en éloigner. « Si tu me cherches, je vais dans la tente. Prends tout le temps que tu veux pour te baigner, je ne vais pas m'enfuir. Malgré les apparences, je tiens encore à la vie. » marmonne t-il en quittant précipitamment le bassin. L'eau lui a fait beaucoup de bien mais à peine à l'extérieur, son dos meurtri se met à sécher. Il enfile ses vêtements et engloutit un fruit dans un regard pour Eluna. Qu'elle reste seule, puisqu'elle le souhaitait. Il se sentait profondément vexé et avait envie de se taire pour le restant de ses jours. Il récupère aussi son instrument de musique et disparait dans la tente où il s'assoit sur la couchette, car on ne peut pas vraiment appeler ça un lit. En tailleur, il se met nerveusement à frotter son instrument avec un morceau de sa chemise, tentant de calmer le tremblement de ses doigts. Mais rien à faire. Il repense à ses parents, abandonnés à eux-mêmes et puis à ses amis, sans savoir qu'il est plus proche d'eux que jamais. « Just stop your crying, it's a sign of the times » se met-il à chantonner pour se calmer. « Welcome to the final show. » Il jette un regard à l'entrée de la tente, et patiente avec au bout des lèvres, sa douce musique.